Cycle Kinuyo Tanaka : Mademoiselle Ogin

Peu de visages ont été plus connus au Japon que celui de l’actrice Kinuyo Tanaka. Ayant sur son CV des rôles en tout genres, interprétés chez Ozu, Mizoguchi ou encore Nomura, elle connaissait l’industrie du septième art comme peu pouvaient s’en vanter. C’est ce qui l’encourage en 1953 à marcher sur les plates-bandes de ses Pygmalions et, à la grande surprise des studios japonais, à devenir réalisatrice. Kinuyo Tanaka réalise six long métrages en l’espace de neuf ans, tous témoignant d’une connaissance admirable de son art et de la culture de son pays. Grâce à Carlotta et au festival de Locarno, les films ont été restauré et sortent pour la première fois au cinéma en France.

Sorti en 1962 au Japon, Mademoiselle Ogin est le tout dernier long métrage de Tanaka comme réalisatrice. Adapté d’un roman publié quelques années auparavant et dont elle était rapidement tombée amoureuse, il s’agit surtout pour elle d’une manière de prouver qu’elle pouvait s’aventurer dans le genre le plus top élite ma gueule du game, à savoir le film en costumes (jidai geki). Un genre réservé à l’élite et qu’elle se permet de réaliser parce qu’avoir froid aux yeux c’est pour les nazes, à l’aide du Nijin Club, société de production indépendante créée par trois actrices voulant développer des projets originaux et ambitieux.

En 1590, Gin (le « O » qui précède son nom dans le titre français est une convention, une forme de respect dans l’expression) est la fille de Sen no Rikyu, célèbre maître de thé de la ville de Sakai, et amoureuse du samouraï Ukon Takayama depuis toujours. Seulement petit souci de rien du tout, ce dernier veut se consacrer à sa religion et refuse ses avances. Autre souci tout aussi mineur, le samouraï est chrétien… Au moment où la religion devient interdite sur le territoire, sous l’impulsion du nouveau seigneur Hideyoshi Totoyomi. Forcément, ça tourne au vinaigre assez rapidement. Et par « ça tourne au vinaigre » je veux dire que la potentielle histoire d’amour est menacée par de terribles intrigues politiques qui propulsent le récit vers une tragédie, dans le sens littéral du terme : difficile d’imaginer que tout ceci se termine par un happy end.

« Sa mère, c’est beau » tous les cinéphiles devant ce plan

Il paraît évident qu’un film comme Mademoiselle Ogin n’a jamais été pensé pour un public occidental, et paraîtra très aride au spectateur qui ne sera pas forcément un minimum au fait du fonctionnement de la société japonaise de l’époque, notamment dans deux questions majeures. Celle du contexte historique d’abord : le père de Gin et maître du thé est une vraie figure célèbre de l’époque, proche de Hideyoshi Totoyomi qui apparaît également dans le film, et pas vraiment sous son meilleur jour. Le samouraï chrétien Ukon Takayama est lui aussi basé sur une vraie personne. Par ailleurs, la question de la chrétienté et de son bannissement par le pouvoir au moment de l’unification du pays est centrale, et de nombreuses œuvres de fiction telles que ce film se servent de cela à des fins dramaturgiques. Car l’interdit vient s’affronter avec la passion des hommes et des femmes…

C’est sur ce point que le long métrage de Tanaka gagne sa dimension universelle. La réalisatrice utilise sa mise en scène pour montrer à quel point les conventions sociales enferment son héroïne – et les autres femmes – dans des rôles définis. Les seuls moments où Gin peut laisser ses sentiments s’exprimer ont lieu soit dans des jardins, donc dans un rapport à la nature bien particulier et loin des portes fermées des maisons des hommes, soit loin de la ville. C’est pour cela que Gin confesse son amour dans le jardin de la maison de son père à Sakai, là où son mariage arrangé (encore une thématique universelle) est scellé sur les tatamis.

Mais cette simple dichotomie ne permet pas de résumer le film, qui en serait bien trop binaire. Non, là où la tragédie s’installe réellement, c’est justement dans les lieux fermés. Ceux des rites et des traditions, qui sont à juste titre vus à la fois comme des prisons et des possibilités pour l’élévation de l’âme. Ainsi le rite du thé, central dans le film du fait de la famille de l’héroïne, est utilisé pour opposer leur humanité à la vanité de Toyotomi, qui fait fabriquer une salle entièrement en or pour servir le thé.

L’acceptation de son sort (elle va choisir de se donner la mort, refusant d’être punie pour son amour) par Ogin passe donc par le cérémonial, et lui confère une grandeur et une dignité remarquable. Voilà ce que Tanaka voulait filmer ; derrière les beaux costumes, la photographie superbe aux couleurs remarquables, il s’agit pour elle d’une énième occasion d’offrir un portrait de femme comme on en voit rarement au cinéma.

Si rarement d’ailleurs, que cela sera son dernier long-métrage comme réalisatrice. L’industrie en effet connaît plusieurs bouleversements dans la suite des années 60 qui condamne trop vite ce genre de productions indépendantes aux limbes du cinéma… Tanaka continuera à tourner pour les autres, maigre consolation tant son art méritait davantage.

Mademoiselle Ogin, un film de Kuniyo Tanaka, ressortie cinéma via Carlotta à partir du 16 février 2022.

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4 thoughts on “Cycle Kinuyo Tanaka : Mademoiselle Ogin

  1. What should have been spelled « jIdai geki » meaning « periodic dramas, historical dramas, or costume plays » in English is spelled as « jidai geku ». I do not know if it is just a case of a typo, misspelling, or if it is spelled like that in the French language. Nevertheless, I enjoyed reading your reviews. Thank you.

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