L’étang du Démon : les temps des légendes

Nous sommes en 1913. Le professeur de sciences Yamasawa s’aventure dans les montagnes japonaises lorsqu’il tombe sur un village étrange, frappé par la sécheresse. Il y retrouve par chance un camarade professeur qui avait disparu, Akira, qui lui parle de l’étang du démon et d’une cloche à sonner pour protéger le village d’un déluge. Mais ce qui surprend le plus Yamasawa, c’est Yuri, la femme de son ami… Car elle ne semble pas humaine.

Lorsque l’auteur Izumi Kyōka écrit la pièce de théâtre kabuki L’étang du Démon en 1913, le genre est en plein renouveau. Cette pratique théâtrale ancestrale, d’abord inventée pour les femmes en 1603 puis réservée aux hommes quelques années après, se fait l’écho des bouleversements sociétaux que connaît le Japon au tournant du 20ème siècle. Alors que l’influence du reste du monde commençait à se faire sentir au Japon après la chute des Tokugawa en 1868, le kabuki est devenu un moyen de cristalliser une identité locale face au changement. L’œuvre d’Izumi Kyōka, en particulier, s’appuie sur le surnaturel et le folklore non pas comme un échappatoire mais pour critiquer la société contemporaine. Et cette pièce de théâtre, qui apparaît au début d’une accélération de l’ouverture sur le monde (l’ère Taisho qui débute en 1912), en est un exemple idéal.

Il est donc tout à fait logique de voir l’étang du Démon adaptée au cinéma par Shinoda Masahiro. Peu connu du grand public français, ce cinéaste s’est fait remarquer dans les années 60 avec des films très politiques, ancrés dans leur époque (les camarades de chez East Asia en parlent mieux que moi). C’est durant la décennie suivante que le réalisateur surprend en s’attachant à raconter à la fois le passé de son île, et son imaginaire florissant et fantasque. C’est le cas de son adaptation du roman Silence, dont nous vous avions parlé il y a quelques temps, et bien sûr du film qui nous intéresse aujourd’hui. Car à l’instar de l’auteur qu’il adapte, Shinoda Masahiro regarde en arrière pour continuer de critiquer le présent.

La première chose qui frappe en découvrant le film de 1979, c’est le sentiment de pénétrer – avec le protagoniste – dans un univers autre. Ancien. Presque oublié. Lorsque Yamasawa descend du train, il traverse d’abord un pont, puis un désert. Il finit par s’effondrer à cause de la chaleur, dans un plan large. Un plan plus rapproché lorsqu’il revient à lui révèle alors plusieurs statues de Buddha, dont une étant brisée. On comprend déjà que l’on va entrer dans un monde où le shinbutsu-shugo, syncrétisme du bouddhisme et du shintoïsme japonais, aura son importance ; et la statue brisée annonce déjà que quelque chose ne va plus dans ces environs. Cette impression est confirmée lorsque le professeur atteint le village, désert, et qu’il tombe sur une procession qui prie pour le retour de la pluie – les plans sont d’ailleurs d’une beauté à crever, et la restauration des couleurs est absolument irréprochable.

Les frontières entre les différents espaces, même au sein du village, sont au cœur de la mise en scène ; c’est-à-dire qu’il existe réellement des fractures entre plusieurs mondes. D’un côté celui des humains, qui ne croient plus au folklore local, et de l’autre les kami et les yokai, créatures divines et fantastiques qui sont intrinsèquement liés aux phénomènes naturels. Et l’emplacement qui sert d’entre-deux, c’est la fameuse cloche qui doit être sonnée trois fois par jour ; l’apparition de la mystérieuse Yuri se fait dans un décor très factice, et dans une lumière de studio qui imite une fin de journée. Des teintes de jaune qui symbolisent le moment de nos vies où le fantastique peut toucher le réel, comme ce lieu dans le film.

je mettrais bien une blague en légende, mais j’ai peur de paraître cloche

Il est bien sûr déroutant pour un spectateur occidental de découvrir une œuvre pareille, aucunement pensée pour lui. Dès que les acteurs singés en crabe géant, poisson-chat et autres créatures des mers débarquent et surjouent comme pas permis, il y a de quoi tourner de l’œil. Et pourtant, même sans être familiers de tous les codes du medium, il est difficile de ne pas se laisser séduire par une telle profusion d’idées visuelles fortes, d’artifices grossiers et subtils. Lorsque le film bascule dans le monde des créatures, qui est pensé pour ressembler à une grande scène de théâtre, il n’y a plus de retour en arrière possible, et le grotesque cède au baroque lorsque les divinités apparaissent accompagnés de la lumière. Je l’ai déjà dit, mais le film est absolument magnifique.

Ce n’est pas par nostalgie d’un Japon mythifié que le cinéaste déroule les légendes devant nos yeux, et ce sans jamais se freiner face à la complexité de l’intrigue (la cloche est sonnée pour rappeler au dragon enfermé qu’il ne doit pas partir sinon il va noyer le village, mais ce n’est plus le dragon qui est là mais sa descendante qui a reçu une lettre d’amour d’une autre divinité située dans un autre étang, et elle veut partir pour cela mais ne le peut pas car Yuri sonne la cloche…), mais bel et bien dans la continuité de son travail d’anarchiste bien vénère. Car ce sont les villageois qui sont à punir dans cette fable, pour avoir oublié leur passé. Ces derniers, amadoués et sous l’influence d’un parlementaire de la Diète (c’est le nom du parlement, rien à voir avec limiter le MacDo), sont prêts à sacrifier Yuri pour ramener la pluie et ne se soucient absolument pas de la cloche à sonner.

La dernière séquence du film oppose donc les deux hommes de sciences, qui malgré leur ancrage dans l’ère moderne ont cet attachement pas si contradictoire au shintoïsme et aux croyances ancestrales, à l’intégralité des villageois qui veulent se débarrasser de Yuri. Dans cette séquence, où il advient ce qu’il devait advenir, Shinoda rompt enfin la barrière entre les mondes, et exprime alors ce qui attend selon lui un Japon qui ne saura préserver son héritage : le déluge…

A noter enfin que la pièce continue d’être relativement populaire au Japon, puisque le grand Takashi Miike l’a jouée au théâtre en 2015 ; une version filmée existe, que je rêve de me procurer !

L’étang du démon, un film de Shinoda Masahiro, sorti en 1979. Diffusé à l’Etrange Festival le 9 septembre 2021, au cinéma le 22 septembre 2021.

About The Author

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.