Bergman Island : Scènes de la vie conjuguées

Parfois inconstant, le cinéma de Mia Hansen-Løve a son meilleur ne brille jamais autant que quand il caresse délicatement les flottements du temps qui entoure les bouleversements de l’existence. Pas forcément le genre de qualificatifs que l’on pourrait accoler au cinéma d’Ingmar Bergman mais pourtant c’est bien le maître suédois qui se retrouve au cœur du dernier film de la réalisatrice. La Bergman Island, c’est l’île de Farö, au cœur de la mer Baltique, où le cinéaste s’est installé pour tourner plusieurs classiques de sa filmographie : A travers le miroir, Persona, La Honte ou encore Scènes de la vie conjugale, le film qui « a conduit des milliers de couples dans le monde à divorcer » comme évoqué dans Bergman Island.

C’est sur cette île où Bergman s’est éteint en juillet 2007 que décident de s’installer pour quelques jours le couple formé par Chris (Vicky Krieps, qui reprend là un rôle initialement prévu pour Greta Gerwig) et Anthony (Tim Roth). Lui est un cinéaste indépendant plutôt réputé, profitant de son passage dans la région pour écumer les cinémathèques locales pour présenter son œuvre et partir sur les traces de Bergman, son réalisateur préféré. Elle est une autrice en panne d’inspiration, qui veut profiter du calme des paysages de Farö pour mettre le point final à sa dernière œuvre, qu’elle aimerait voir portée sur grand écran. Ensemble, ils parcourent paisiblement les décors paradisiaques de l’île, vont à la rencontre de plein de suédois cinéphiles et remontent le fil de la carrière de Bergman dans un endroit transformé en quasi Disneyland du Film Twitter (cependant jamais montré d’un œil dédaigneux), avec un musée Bergman, des AirBnB Bergman et même un safari Bergman.

A cet instant, le film n’est pas sans évoquer le meilleur de Mia Hansen-Løve, L’avenir, tant les personnages de Vicky Krieps et d’Isabelle Huppert, bien qu’à des stades différents de leur vie perspectives, semblent se répondre. Dans ce premier acte, tout semble baigné d’une légèreré, presque d’une frome d’inconséquence (vous entendrez souvent ce reproche, légitime, autour du film). C’est d’ailleurs plus ou moins le propos de cet acte fait de rendez-vous manqués, de non-dits et d’incompréhensions, symboles d’une héroïne qui se cherche sans trop savoir pourquoi elle est ici et ce qu’elle vient chercher.

Commence alors le deuxième acte du film, marqué par une nette rupture de ton… qui n’arrive cependant pas brutalement, mais au détour d’une ballade tout ce qu’il y a de plus triviale en apparence. Par un joli tour de force narratif, Mia Hansen-Løve prend presque littéralement son spectateur par la main et l’emmène dans une rêverie romantique, un film dans le film où l’on croisera notamment Mia Wasikowska et Anders Danielsen Lie, définitivement le nom en vogue de cette première semaine cannoise après l’avoir déjà adoré dans le brillant Julie en douze chapitres de Joachim Trier. Difficile d’en dévoiler plus mais Bergman Island devient alors un jeu de miroirs brillant et méta, où chaque monde répond à l’autre jusqu’à parfois même se croiser.

C’est dans la rupture de ton très nette entre les deux moitiés de Bergman Island, à laquelle il faut rajouter la magnifique ellipse qui introduit son épilogue, que se niche le véritable plaisir malicieux de Mia Hansen-Løve. C’est à ce point de bascule que se libère l’imaginaire de Chris, débarrassé de toutes les conventions et épaisses références qu’elle s’était elle-même infligées. Par impuissance ? Par peur de l’échec ? Par souci de se conformer au même cheminement qu’avait suivi son époux (l’ombre d’Olivier Assayas, ex-compagnon de la réalisatrice, plane constamment sur le film) ? Ou peut-être même, comme l’évoque ce second acte empreint d’une mélancolie qui n’est pas sans rappeler Richard Linklater et sa trilogie Before, par simple nécessité de trouver le bon moment pour s’accomplir ?

Le jeu de poupées gigognes dans lequel s’imbrique Bergman Island ne parlera pas à tout le monde, même si le film ne requiert aucune connaissance particulière de l’œuvre de Bergman (le film n’est même d’ailleurs pas du tout bergmanien), ni même de celle de Mia Hansen-Løve. C’est une douce promenade dans laquelle on s’adonne avec plaisir, tout en se laissant séduire par un récit d’émancipation féminine tout en nuances. Bergman Island ne sera clairement pas le film de cette sélection qui retournera le public par ses effets, mais on espère que sa petite musique (pas celle d’ABBA, l’autre) continuera à résonner dans les têtes au moins jusqu’au palmarès de samedi. Dans sa Correspondance personnelle, Gustave Flaubert (repris par Tim Roth dans le film) écrivait en 1845 : « Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps ». S’il est bien un film pour illustrer l’adage, c’est bien celui-là.

Bergman Island de Mia Hansen-Love avec Tim Roth, Vicky Krieps, Mia Wasikowska, Anders Danielsen Lie…, en salles le 14 juillet

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