Cérémonie Secrète : réunion en mixité

Pourquoi voir, ou revoir Cérémonie secrète de Joseph Losey, pourtant loin d’être le plus connu (The Servant) du réalisateur ou le plus réputé (Le Messager, Palme d’Or 1970) ? Sans doute parce que cette cérémonie secrète est une question de regard dans un lieu clos où sont projetés fantasmes, rêves et cauchemars. Autant dire un film qui n’en finit par d’interroger notre rapport au cinéma, dans son dispositif d’expérience sociale, mais aussi notre relation au monde.

Après avoir tourné une œuvre de commande, Boom, avec Élizabeth Taylor, Joseph Losey va profiter du soutien de la star pour revenir à son premier amour : la subversion. S’il trône en évidence sur le podium des réalisateurs importants, on le doit à la critique hexagonale et en particulier à des gens comme Pierre Rissient. C’est le pays de la cinéphilie qui a permis au metteur en scène d’être sorti de son moule de petit artisan. Pourtant, on retient tellement sa période anglaise, qu’on en oublierait presque qu’il s’agit d’un artiste étasunien. Il aurait sans doute aimé continuer à créer sur sa terre natale, mais traître à sa classe, Losey a très tôt rejoint les rangs du parti communiste américain. En travaillant avec des camarades, comme Dalton Trumbo, il a réalisé plusieurs films (Le garçon aux cheveux verts, Haines) ne cachant nullement son antiracisme et sa sympathie socialiste. Pour cette raison, il a été victime, avec beaucoup d’autres d’une purification politique de la bourgeoisie américaine. Le Maccarthysme a achevé de faire de Hollywood, une machine de propagande capitaliste. Exilé en Europe, Losey a mis du temps à s’en rétablir. Cérémonie secrète est son premier long métrage indocile étonnamment fabriqué par Hollywood. Universal, d’ailleurs face au produit terminé, cherchera à le vendre à la télévision en ajoutant des scènes aux explications misogynes que l’on peut résumer ainsi : les femmes sont folles. Le film sortira aux USA dans une version mutilée.

Elizabeth Taylor Joseph Losey Cinématraque

C’est aussi une des premières œuvres post Code Hays, système d’autocensure des studios qui allait de pair avec l’idée d’un cinéma idéologique. Depuis les années 30, Hollywood imposait à ses réalisations un code moral strict interdisant aux personnages de ces fictions de nombreux comportements considérés comme déviants, dont évidemment tout ce qui est proche de la passion sexuelle. Tout ce contexte a permis l’existence de Cérémonie secrète. Lorsque Joseph Losey propose son film en 1969 au public, il s’imprègne d’une époque où la jeunesse renverse une société conservatrice. Le cinéaste utilise dès les débuts de son histoire un découpage qui désarçonne, des plans de coupe (le manoir, une église) qui interrogent. La liberté de la nouvelle vague continue d’influencer l’art, mais c’est aussi pour le réalisateur une envie d’expérimenter qui ne l’a jamais vraiment quitté. Il faut voir le traitement sonore et le montage des Criminels qui se reposait sur l’improvisation du jazz, musique qui accompagnait son film en 1960. Plus qu’une révolution formelle, chez Losey, Cérémonie secrète déstabilise son public par la représentation d’une élite déviante. Il interroge, alors, l’autre bouleversement en cours, ce qu’on a appelé la libération sexuelle. En pointant sa caméra sur une prostituée (Léonara), une jeune héritière endeuillée victime d’inceste (Cenci), et un vieux bourgeois (Albert) attiré par les adolescentes prépubères, Losey et son scénariste George Tabori (juif ayant fui l’Allemagne nazie, également bousculé plus tard aux USA pour ses amitiés communistes) pulvérisent les codes moraux du cinéma occidental.

Elizabeth Taylor, Joseph Losey, Cinématraque

Le casting, lui aussi, donne le ton. Si le pari financier repose sur la célébrité d’Élizabeth Taylor, qui joue Léonara, Losey fait appel à autre monstre hollywoodien : Robert Mitchum mis au placard pour une consommation excessive d’alcool, et encore plus de cannabis. Losey, beaucoup plus porté sur la bouteille, a dû imaginer en lui un compagnon de beuverie, mais surtout, il offre à la star une variation de la figure qu’il incarnait dans La Nuit du chasseur. Cérémonie secrète, c’est surtout la présence charismatique et troublante de la jeune Mia Farrow. À 23 ans, la comédienne accepte un rôle physique. Le personnage, victime d’abus sexuels dans son enfance, a développé d’importantes névroses dont la plus spectaculaire est de voir dans Léonara, les traits de sa propre mère décédée. Surtout, le travail de Farrow est de refléter par son corps une immaturité subie. Si Cenci a le même âge que l’actrice, elle en fait 10 ans de moins. Losey va observer ses créations et, via la mise en scène, montrer comment la structure bourgeoise va achever la jeune fille. Travailleuse du sexe, Léonara trouve son intérêt à jouer la figure maternelle, lui permettant d’avoir accès au luxe auquel elle ne pouvait prétendre. Quant à Robert Mitchum, il représente la violence patriarcale, ancien amant de la mère, il révèle assez vite qu’il a très tôt désiré posséder sa belle-fille, Cenci, lorsqu’elle sortait à peine de l’enfance. Il finira d’ailleurs par la violer. Reléguées à des rôles secondaires, Peggy Ashcroft et Pamela Brown interprètent les tantes bien plus concernées par les biens de leur sœur décédée que la santé psychologique de Cenci. Sous couvert de s’épancher sur les interdits sexuels au cinéma (l’inceste, l’homosexualité, la nudité) en cherchant à séduire une jeunesse profitant d’une libération des pratiques en cours ; Losey œuvre, au contraire, à rappeler que les prédateurs abusent de cette révolution des mœurs pour assouvir leurs fantasmes. Ce n’est pas un hasard si Léonara finit par admettre que son comportement vis-à-vis de Cenci lui a été néfaste et qu’elle fera en sorte de se racheter. Si lors d’une très belle séquence de plage, Albert met Léonora face à ses responsabilités, il reconnaît lui son cynisme. Il ne cache pas sa nature de carnassier et son statut social qui lui permet de jouir de tout, y compris de Cenci. La cérémonie secrète, c’est ça : un homme d’âge mûr qui profite d’une gamine. Celle-ci terminera, plus tard, par accepter cette domination et cette violence jusqu’à rentrer dans un jeu de séduction avec les adultes. À plus d’un titre, le rôle qu’incarne Mia Farrow raisonne avec sa vie privée. À l’époque, elle se montre à la fois aux côtés des Beatles en pleine période Flower Power qu’aux bras de son mari, le vieillissant Frank Sinatra. Depuis, ce rôle fait écho aux accusations qu’elle porte à l’encontre d’un autre ex, Woody Allen qu’elle considère coupable d’abus sexuels et d’attouchements sur leur fille adoptive Dylan lorsqu’elle était enfant. La justice n’ayant jamais tranché (la complexité des procès où l’argent et les médias se mêlent), les partisans de Woody Allen dans cette affaire ne se gênent pas de voir en Mia Farrow une vieille folle. Il y a aussi une nouvelle coïncidence : Soon-Yi Previn, fille adoptive de l’actrice qui finira par entretenir une liaison, une fois majeure, avec le réalisateur (son beau-père adoptif), bien qu’il fût toujours en couple avec Farrow. C’est en tout cas pour souligner le courage d’une femme contre l’oppression patriarcale que le scénariste du film a choisi de donner au personnage incarné par Mia Farrow le nom de Cenci. Il fait, en effet, référence à Béatrice Cenci, héritière d’une puissante famille italienne des années 1000 qui tua son paternel Francesco connu pour avoir l’avoir agressée sexuellement, après avoir violé son épouse et son fils.

Mia Farrow, Joseph Losey, Cinématraque

Si Cérémonie secrète n’est peut-être pas la création la plus indispensable de Joseph Losey, elle peut être considérée pour ce qu’elle est : un document de travail à sa palme d’or, Le Messager. Elle empruntera au premier la manière dont le monde adulte manipule les enfants à ses propres fins, à la différence que les rapports de classes sont inversés : le garçon est roturier et son amante est des hautes sphères. Le film peut être vu, également, comme un véritable objet féministe conçu par deux hommes progressistes, mais surtout porté par deux femmes incroyables qui en font un long métrage plus important qu’il n’y paraît.

Sans doute est-ce là le réel intérêt de se plonger dans ce nouveau master distribué en 2019 par Splendor films, à l’occasion des 50 ans de l’œuvre. Avec cette copie, disponible aujourd’hui en Blu-ray chez Elephant Films, on en profite pour jeter un regard moderne sur l’ouvrage de Losey. Si nous n’avons pas repéré l’origine de la restauration, elle rend justice à Gerry Fisher qui trouvait ici sa première opportunité de sculpter la lumière tout en restant responsable du cadrage. La façon dont il filme la demeure, en faisant surgir des couleurs vives comme le vert du carrelage du générique, le rouge ou le bleu qu’on retrouve sur les vitraux ; ou encore la tunique mauve portée par Elizabeth Taylor : tout cela a sans doute tapé dans l’œil de Dario Argento à l’époque. Suspiria arrive, en effet, un peu moins de 10 ans plus tard et s’enfonce encore plus dans le baroque. C’est aussi incontestablement l’apport du chef opérateur qui a poussé certains à faire une lecture fantastique de l’objet (la folie, le manoir hanté par la figure absente de la mère, le double). Si l’on n’est pas spécialiste du son (avec un équipement de base honorable, mais pas extraordinaire), on a pu constater qu’il est préférable de privilégier l’originale à la version française. Cette dernière est tellement datée qu’elle nous sort du récit très vite.

Robert Mitchum, Joseph Losey, Cinématraque

Le travail d’édition d’Elephant Films semble également d’avoir exploité le meilleur des deux précédents BR anglophones disponibles sur le marché (Kino Lobster et Indicator). De Kino Lobster, il utilise le master et ses éléments acoustiques en DTS HD Dual Mono 2.0. Du Blu-ray Indicator il reprend une partie des bonus. En premier lieu : les réflexions de Michel Mourlet et son entretien avec Joseph Losey lors de l’émission Cinéma Critique. Il est amusant de constater qu’en minimisant la portée politique du film, l’intellectuel de droite souverainiste trahit surtout son malaise d’admirer un communiste internationaliste. Plus intéressant est le retour sur le parcours de Joseph Losey par son propre fils et son regard critique et bienveillant sur Cérémonie Secrète, aussi instructif qu’émouvant. À ces deux apports déjà présents sur le BR d’Indicator, Elephant Films propose une entrevue inédite et passionnante avec le professeur de cinéma Nachiketas Wignesan. Ce dernier revient sur la place particulière de Cérémonie secrète dans l’œuvre de Losey et l’étrangeté qui se dégage du long métrage en général. En plus de ces réflexions, on découvre également, en bonus, le prologue et l’épilogue (navrants) qui avait été ajouté pour une version télévisée. Pour finir, on trouve évidemment la bande-annonce d’époque qui ne reflète en rien l’acidité du produit final.

Cérémonie Secrète, de Joseph Losey (1968) nouveau master, copie restaurée, pour la ressortie en 2019 et l’édition bluray de 2021 chez Elephant films. Avec Elizabeth Taylor, Mia Farrow, Robert Mitchum, Peggy Ashcroft et Paméla Brown.

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