Jardins de pierre : derrière l’apocalypse

Nous sommes en 1968 à Washington. Le jeune soldat Jackie Willow (D. B. Sweeney) est assigné au 3ème régiment d’infanterie, plus connue sous le nom de « The Old Guard ». Parmi ses missions, le régiment est surtout connu pour encadrer et animer les rites funéraires au célèbre cimetière d’Arlington, créé en 1864 pour accueillir les victimes de la guerre de Sécession. Mais Jackie Willow n’a que faire d’honorer les morts ; son devoir en tant que soldat est de combattre, et il souhaite ainsi rejoindre le front au Vietnam. Son supérieur direct lui, a été au Vietnam, et sait qu’il n’y a pas de « front » là-bas. Le sergent Clell Hazard (James Caan) et son ami sergent major Goody Nelson (James Earl Jones) vont tenter de dissuader le jeunot de vouloir s’ajouter à la pile des cadavres de cette guerre interminable…

Il paraît impossible de ne pas comparer cet énième film de commande du Coppola des années 80 (voir notre article sur Peggy Sue s’est mariée) à son chef d’œuvre Apocalypse Now, dont on voit ici l’envers du décor. Non pas pour en déterminer lequel serait le meilleur – aucun intérêt – mais parce que la place écrasante d’Apocalypse Now dans le cinéma force le contraste. Dans Jardins de pierre, on ne voit jamais le Vietnam en dehors d’images télévisées, et sa présence n’en est que d’autant plus écrasante. Civils comme militaires, tous n’ont que ce mot à la bouche au point qu’il en devient douloureux à prononcer, comme le souligne la journaliste Samantha Davis (Anjelica Huston) dans le film.

La technique de drague « porter les courses dans l’ascenseur », à noter

Formellement, tout oppose le film de 1987 à celui pour lequel Coppola a eu la Palme d’Or : aucun excès, tout en retenue. La caméra se fait discrète pour accompagner le récit, saupoudrant ce dernier d’inserts bien sentis, notamment des gros plans visages. Un film à hauteur d’hommes, littéralement. A sa sortie, la presse américaine a largement boudé le long-métrage, sans doute peu convaincue du fait de cette austérité surprenante ainsi qu’à cause de la complexité morale du propos. En effet sans filmer la guerre, le cinéaste ne fait pas un pamphlet et reste dans des zones grises de réflexion autour de ses personnages. C’est surtout Clell Hazard qui incarne cette ambiguïté permanente, puisqu’il est à la fois très critique du conflit et souhaite participer activement à la formation des soldats qui s’y rendront. Face à lui, le jeune Jackie Willow incarne l’espoir utopique d’une certaine noblesse dans le combat, tandis que sa compagne Samantha Davis s’oppose farouchement à toute cette entreprise insensée et inhumaine.

D’un propos résolument ambivalent et pluriel, et on pourrait néanmoins s’en tenir à une notion, la perte de l’innocence. C’est d’ailleurs ce que souligne Jean-Baptiste Thoret dans un essai vidéo sur l’édition DVD et blu-Ray du film qui sort dans un nouveau master chez Carlotta ce mois-ci : cette thématique traverse toute la décennie 80 du cinéma de Coppola. Les vieux briscards qui s’en sont sortis, le jeune tête brûlée qui veut en découdre, la journaliste qui écrit contre la guerre, la future femme de Jackie Willow qui rêve d’une vie rangée après le Vietnam… Personne n’en sort indemne.

Victoire, défaite… Le résultat ressemblera toujours à ça.

Et ceci, le spectateur le sait dès la première scène du film, qui pose également l’autre thématique et obsession centrale du cinéma de Coppola : les rites, ici militaires et funéraires. L’histoire s’ouvre et se ferme sur la même cérémonie d’enterrement, cloisonnant ainsi son cadre dans un cycle sans fin. La répétition des gestes, de l’entraînement, des inspections, rythment le quotidien tout en étant particulièrement inutile. En effet l’un des aspects les plus forts du film – et des moins commentés – est le cas de ce soldat sans cesse moqué à la base pour son incapacité à faire son lit ou cirer ses chaussures correctement, qui devient un véritable héros de guerre dans la jungle. Les rites ne sont donc qu’une manière de déguiser une triste vérité : la vie d’un soldat, c’est mourir. Et le décorum qui l’entoure paraît d’autant plus froid qu’il est maîtrisé.

Jardins de pierre, un film du père de Sofia Coppola avec James Caan, Anjelica Huston, James Earl Jones et D. B. Sweeney, en DVD et Blu-ray chez Carlotta Films le 17 février.

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