Jean-Paul Rappeneau : « Lubitsch, Hawks, c’est à eux que je rends hommage dans La Vie de Château »

Il n’est certes pas le plus prolifique des cinéastes français, mais en plus d’un demi-siècle de carrière, ses huit long-métrages ont fait l’un des plus grands représentants de la comédie, et plus généralement du cinéma populaire français. À 88 ans, Jean-Paul Rappeneau cultive toujours cet esprit facétieux mais méticuleux qu’il a mis en pratique dans ses films, dont la légèreté trépidante et pétaradante n’a d’égal que leur précision d’écriture. Invité d’honneur de la troisième édition du Festival CineComedies de Lille, le cinéaste a eu la gentillesse de nous accorder quelques minutes pour évoquer ensemble (mais en respectant les consignes sanitaires) le souvenir de ses deux premiers films, La Vie de Château et Les Mariés de l’An II, (re)présentés ce vendredi au public nordiste.

La vie de Château et Les mariés de l’an II sont vos deux premiers films en tant que réalisateur, après près d’une décennie à fourbir vos armes pour Louis Malle et Yves Robert, et surtout sur L’Homme de Rio de Philippe De Broca entre autres…

Comme le dit le proverbe, j’ai appris la marche en marchant. J’ai été sensible à la grande finesse et à la grande culture de Louis Malle. On avait l’impression qu’il essayait de changer de style à chaque film, de ne pas marcher sur les pas du film précédent, parfois même de faire exactement l’inverse. Philippe de Broca, lui, c’était très différent. Avec lui, rien n’était sérieux ! Sur ses tournages, on ne se prenait pas la tête, tout était un grand jeu. On se marrait, mais on se marrait en faisant le film. J’ai le souvenir des films où j’ai collaboré « officiellement » avec Philippe, mais il y en a plein d’autres sur lesquels j’ai été le « ghost writer ». Je me souviens par exemple du Magnifique, dont Francis Veber avait écrit le scénario avant de s’engueuler avec Philippe et que son nom soit retiré au générique. Sauf qu’à partir de là on a enlevé le nom de tous les autres aussi, ce qui fait que le film n’a pas de scénariste! À chaque fois que je travaillais avec Philippe, c’était l’assurance de passer deux mois à s’amuser dans sa maison de campagne. Et ce qui dominait, c’était le rire, notre rire à tous les deux. On se provoquait l’un l’autre dans la drôlerie.

Qu’est-ce que cette période va a appris principalement pour aider le jeune réalisateur que vous étiez ?

Je ne sais pas, pas vraiment. C’était une époque un peu folle, qui coïncidait avec la Nouvelle Vague, tout le monde faisait son premier film à l’époque. À une certaine époque, il sortait presque un nouveau premier film chaque semaine sur Paris !

À propos de cette génération, les deux films sont co-scénarisés par Claude Sautet et on retrouve également au scénario de La vie de Château votre grand ami Alain Cavalier, avec qui vous aviez déjà collaboré sur Le Combat dans l’Île. À quel point peut-on considérer que cette époque était une forme d’aventure collective de la part des cinéastes de votre génération, qui allaient être amenés à marquer les décennies à suivre du cinéma populaire français ?

De là à dire qu’on formait un groupe, je n’irai pas jusque là mais on se connaissait quand même tous. Je me souviens d’un jour, la compagne d’Alain, Denise de Casabianca, qui était monteuse, montait un court-métrage de Jacques Rivette qui s’appelait Le Coup du Berger. C’était une des premières choses qu’avait tourné Rivette, mais c’était même quasiment une des premières choses que tournait un des gars de la bande des Cahiers du Cinéma. Alain et sa compagne m’avait invité un jour en me disant : « Allez, viens, on va aller voir tourner Rivette! ». Le tournage avait d’ailleurs lieu dans l’appartement même de Chabrol (par ailleurs producteur du film). Et là, sur place, on était tombé sur Doniol-Valcroze (co-fondateur des Cahiers), Chabrol… toute l’équipe des Cahiers était venue voir tourner Rivette.

De cette génération, vous êtes l’un des derniers à avoir fait le grand saut vers la réalisation…

J’ai une anecdote d’ailleurs à ce sujet. À l’époque, peu après Le Beau Serge, Chabrol était venu me voir avec un scénario, écrit par une jeune comédienne dont j’ai oublié le nom. Et il me dit : « Mais c’est fou ça, nous on a tous tourné et toi toujours rien! ». Je lis le scénario et je lui dis : « Ah non, c’est gentil, mais franchement pas ça, ce scénario-là ça va pas! ». Quelques temps plus tard, je reçois un coup de fil de Godard qui voulait me voir. On prend un café et il me sort : « Alors comme ça vous avez refusé le film que vous a proposé Chabrol? On vous propose de faire un film sur lequel tout est déjà fait et vous voulez pas le faire ? ». Je lui réponds la même chose, que ça m’intéressait de réaliser mais que le scénario était trop faible. Et là il enchaîne en me disant que ça posera pas de problème et qu’on pourrait finalement réaliser le film tous les deux ! Un Rappeneau – Godard! Je lui ai dit que ça marcherait jamais et qu’on passerait notre temps à s’engueuler. Et il me cite en exemple un film qu’avait fait Michel Deville avec Charles Gérard [Une balle dans le canon, premier long-métrage de Deville en 1958], en me disant : « Vous voyez, ça peut très bien se passer! ». Sauf que le film est très mauvais! Et je me souviendrai toujours de l’entendre me répondre : « Ah bah oui, mais ça, c’est autre chose! ». Cette époque était vraiment pleine d’excitation.

Les films sont chacun portés par deux acteurs qu’on imagine aux antipodes l’un de l’autre mais dont les personnages partagent certains traits (une certaine veulerie, un caractère insaisissable) : Philippe Noiret et Jean-Paul Belmondo. Comment travaille-t-on avec ces deux géants du cinéma aux caractères très opposés ?

Ça, c’est le bon côté de mon mauvais côté, vu que les choses mettent beaucoup de temps à éclore puis à s’écrire. Les acteurs se plaignent souvent quand ils travaillent avec moi de ne pas avoir un scénario assez abouti. Vous parlez de Noiret et Belmondo, ça a été le cas pour tous les deux, comme pour Pierre Brasseur qui joue dans les deux films. Brasseur, j’étais venu lui proposer le film même si à l’époque on manquait d’argent pour tourner. Il m’a tout de suite dit qu’il était partant, et pourtant je me suis vite rendu compte qu’il avait rien lu à propos du film. Et au moment de tourner, il est revenu me voir en disant : « Ah bah ça y est, c’est bon, j’ai lu le scénario enfin et dis donc, c’est vachement bien, c’est du haut niveau, faut pas se planter ! ». Le secret au final, c’est que le scénario règle toujours tout.

Vous avez l’image d’un réalisateur extrêmement méticuleux, en témoignent les longues périodes qui séparent chacun de vos films. Cette manière d’approcher les choses à pu rentrer en conflit avec certaines grosses machineries que représentaient vos productions. Les Mariés de l’An II, votre deuxième film, c’est une co-production franco-italienne tournée en Roumanie, avec un casting international. Quel défi un tournage aussi compliqué a-t-il représenté pour le cinéaste plus jeune que vous étiez ?

Il y avait peut-être de ma part une certaine naïveté de ma part. Ma « formation », c’était le cinéma américain, que j’ai découvert, adolescent, après la guerre. Les comédies bien sûr, Lubitsch, Hawks, c’est à eux que je rends hommage dans La Vie de Château. Et j’étais un fou de westerns, je rêvais de grandes chevauchées, de poursuites, ce n’est qu’après que j’ai commencé à penser aux chiffres que ça représenterait de tourner un tel film. Tous les producteurs avaient refusé Les Mariés de l’an II, jusqu’à ce que la Gaumont nous propose de le tourner en Roumanie. Et la Roumanie à l’époque, c’était celle de Ceaucescu, un pays très pauvre, tenu d’une main de fer par la police. Même avec le recul, je trouve qu’il y a encore quelque chose de lourd dans ce film. Quand on allait au studio en voiture le matin, on passait à côté de paysans tirant leur charrette avec des bœufs qui allaient vendre quelques légumes en ville. Ça n’a pas été un tournage très heureux.

La vie de Château s’appuie en partie sur une part autobiographique, que vous traitez ici sous l’angle de la comédie avec un ton badin, proche du marivaudage. Vos premiers films ont d’ailleurs souvent été présentés comme des films légers. Et pourtant ils sont comme vos personnages, ils ne cessent de déjouer les images que l’on peut se faire d’eux. Comment avez-vous abordé cette question de l’équilibre entre légèreté et gravité ?

Sur La Vie de Château, l’idée de la comédie est venue assez tard, comme beaucoup de choses dans le film d’ailleurs. Le point de départ, c’était parler de ce que j’avais vécu avec ma famille pendant l’année 1944. On s’était réfugiés à la campagne pour fuir la ville et les bombardements. Je voulais parler de l’atmosphère campagnarde de la guerre, la ferme d’à côté, les maquisards dans la forêt, les Allemands qui passent sur la route… Ç’aurait pu devenir un film beaucoup plus grave qu’il ne l’a été. On a posé les bases du récit pendant deux matinées avec Alain Cavalier : le château, le soldat anglais… et puis Alain m’a dit que je pouvais me débrouiller tout seul avec ce que j’avais. Par la suite, je continue à écrire et je l’appelle un jour, un peu inquiet en lui disant : « Alain, j’ai un problème. L’écriture avance bien mais franchement, toutes les situations que j’écris me font rire! ». Il me répond alors que ce n’est pas grave, même si on était partis pour faire quelque chose de plus dur. « Si tu ne savais pas que tu allais écrire de la comédie, me dit-il, tu viens juste de le découvrir ». Le ton, je l’ai découvert en écrivait, juste avec le crayon et le papier. Comme je vous l’ai dit, en apprenant la marche en marchant.

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