Un pays qui se tient sage : rencontre avec David Dufresne

David Dufresne Cinématraque

Au début du mois, nous avons rencontré David Dufresne après à avoir découvert son nouveau film, Un pays qui se tient sage, en projection de presse au début de l’été. Cela fait quelques années que l’on suit son travail audiovisuel, sans malheureusement en rendre compte sur le site (les hasards de la vie d’un site bénévole). S’il nous est arrivé d’échanger par mail et les réseaux sociaux avec l’auteur et de le croiser à l’occasion, c’est la première fois que l’on a l’opportunité d’échanger longuement avec David Dufresne. Nous avons voulu évoquer son film, évidemment, l’image amateur, les mutations du journalisme, la censure médiatique, le maintien de l’ordre et la violence d’État bien sûr.

Après le travail d’infographie sur Médiapart, un roman inspiré de faits réels, Dernière Sommation, Un Pays qui se tient sage est une nouvelle façon d’approfondir un travail effectué, en direct, à partir de décembre 2018. Quelles sont les raisons qui t’ont poussé à proposer ces diverses façons d’aborder ce travail de veille ?

Le recensement c’était pour provoquer le débat. Le livre, le roman, c’est ma vision personnelle et intime de ces événements-là, comment ils m’ont traversé et comment je les ai traversés. Tandis que le film, c’est pour nourrir le débat. C’est-à-dire qu’il s’agit d’une analyse collective, dans laquelle je m’efface — apparemment — car je n’apparais pas à l’image, il n’y a pas de voix off… Mais il y a bien évidemment un parti pris. Ce sont trois choses différentes, quand j’écris le roman je n’ai pas encore l’idée du film. Médiapart, ça rentre dans le premier étage. C’était l’idée de l’empilement de tweets ; pour qu’ils prennent sens il fallait qu’il soit visualisables. C’est cela qui a fait que le projet Allo Place Beauvau a plus percé que d’autres projets qui dénonçaient les violences policières. C’est qu’à un moment donné, il y avait un endroit où l’on pouvait quantifier les choses. Ce n’était pas 1 +1 +1 +1… mais un système qui s’était mis en place. Nous étions passés du maintien de l’ordre à la répression.

En fait, tout ça, c’est toujours des questions de formes. Je m’interroge toujours sur la forme. Par exemple, il m’a semblé que le roman était la meilleure forme pour raconter intimement les choses plutôt que de faire un essai. J’aurais trouvé, pour le coup, que cela aurait été présomptueux et pompeux. La forme romanesque, en mélangeant faits et fiction, pouvait me permettre, aussi, une certaine liberté voire même de légèreté.

« Si l’on ne dialogue pas, on va vers la guerre civile »

Un pays qui se tient sage se distingue par sa forme. Le dispositif est très particulier. Il isole les intervenants dans un lieu clos, où ils sont confronté à une projection d’images de violences policières. Elles provoquent des réactions qui poussent deux camps (pour reprendre les mots du préfet Lallement) à se faire face. Peux-tu expliquer tes intentions ?

Il y a deux dispositifs. Le premier : l’aspect conversationnel, l’aspect débat. Nous ne sommes pas dans le clash ni dans l’interview, c’est pas du talking head. Tous ces documentaires où je ne sais plus si je regarde un documentaire sur l’anarchie, ou sur la seconde guerre mondiale, ou bien sur la conquête de l’espace; où c’est filmé de la même manière, monté de la même manière. En disant cela, on comprend mon ennui. Quand bien même cela peut être sérieux et rigoureux : c’est tellement formaté que l’on écoute plus. Ce sont des experts qui parlent, ça manque de naturel. L’idée de la conversation est en fait une métaphore pour dire : il faut dialoguer. Il ne nous reste que ça. Et si l’on ne dialogue pas, on va vers la guerre civile. Je dis ça très calmement. Ce qu’il se passe aux États-Unis: quand ce suprématiste blanc tue par arme à feu deux manifestants, c’est parce qu’il n’y a plus de dialogue. Je crois encore, même si difficile, à la vertu de la conversation, des échanges, des débats.

Et l’autre chose c’était les images. J’avais le sentiment que Twitter, Facebook, le téléphone ne leur rendait pas hommage. Il fallait un endroit pour le faire. Il fallait que le spectateur s’arrête dessus, les regarde vraiment qu’il ne détourne pas son regard, qu’il ne soit pas distrait par une notification, une vidéo de chat juste derrière, un e-mail qui surgit. Ce sont des images, pas toutes, qui sont extrêmement documentaires, voire historiques dans le sens où elles écrivent l’histoire… où l’histoire laisse son empreinte. C’était l’idée de mettre tout ça sur grand écran, mais en respectant l’image d’origine. C’est-à-dire en n’y mettant pas des sous-titres partout, des flous à gauche à droite parce qu’on aurait peur du vide. Et ensuite, mettre les protagonistes du film face à ces images.

Et bien sûr, c’est une projection. C’est-à-dire que les protagonistes qui regardent ces images, c’est toi le spectateur. En les écoutant réfléchir, réagir à ces images, cela renvoie à ton rôle magnifique de partenaire du film. Sans spectateurs, il n’y a pas de film. L’idée de mettre mes protagonistes en face d’une projection, c’était de dire « immergez-vous ».

Je pense que cela me vient du webdoc (David Dufresne est l’auteur de plusieurs documentaires interactifs sur le web, de Manipulation consacré à l’affaire Clearstream, à Prison Valley qui évoque la marchandisation du système concentrationnaire aux USA – NDLR), dans lequel il y a un engagement du spectateur. Le film est un mélange de l’engagement du spectateur et du cinéma engagé. Mais c’est très difficile d’analyser son propre boulot. Par exemple, je n’ai pas peur de la profusion: c’est-à-dire le nombre de protagonistes; il y en a plus d’une vingtaine, ça, ça vient du webdoc. Il n’y a pas de limite, tout peut se rejoindre, tout est déambulatoire. Oui, tout ça vient du webdoc.

« Il y en a partout des images, il y a une volonté de ne pas les montrer »

J’ai revu ton documentaire Quand la France s’embrase. J’ai été marqué par le fait qu’il commence par des images amateur. À l’époque, et cela est souligné dans le documentaire, ces images étaient rares. Aujourd’hui, grâce aux smartphones, elles ont envahi l’espace public via les réseaux sociaux. C’est même pour Un pays qui se tient sage une de tes principales matières filmiques. Pour autant, ces images sont toujours aussi rares à la télévision. Quel est ton sentiment sur ce paradoxe ?

À l’époque, c’est un film notamment sur les émeutes. Il existe des caméscopes, mais déjà il faut les sortir, c’est un acte volontaire et puis surtout il faut avoir des relais. Or, ceux qui avaient ces images n’en avaient pas. Là à Clichy ou bien dans le cas de Ladj Ly qui est juste à côté, à Montfermeil, il filme (le réalisateur de Les Misérables habitant à Montfermeil, fut témoin direct de la révolte et a utilisé ses images pour son documentaire 365 Jours à Montfermeil, première collaboration avec le collectif Kourtrajmé – NDLR). Mais il n’y a personne pour relayer leurs images, notamment pas la télévision.

Le bouleversement aujourd’hui, de mon point de vue, c’est autant qu’il y ait la caméra, que le fait que tu peux diffuser tes images. YouTube, Facebook, Twitter, ça n’existait pas en 2005. Le bouleversement, c’est non seulement que je peux filmer à tout moment, mais je peux aussi diffuser via les réseaux sociaux. Moi à l’époque je ne vois pas ces images à la télévision. C’est exactement ce que tu dis. Autant il n’y avait pas d’image ou elles étaient rares il y a quinze ans, autant aujourd’hui il n’y a qu’à se baisser, il y en a partout, des images. C’est donc qu’il y a une volonté de ne pas les montrer. Allo Place Beauvau, c’est une façon de dire « hé les gars les journalistes, hé les télés : travaillez ! » Les images sont là, elles existent.

Alors si l’on se souvient des débats des années 1990-2000, quand il y avait les premières télés pirates, les télévisions disaient qu’elles ne passeraient jamais d’images amateur parce qu’elles sont de mauvaise qualité. Aujourd’hui, une image amateur (à la télévision) a presque valeur d’authenticité. C’est donc l’inverse qui est arrivé. Je crois vraiment que l’avènement de l’image amateur à la télévision, c’est le tsunami en 2004. Pourquoi ? Parce que c’était des touristes européens qui avaient leur caméscope. Tant que ce sont des catastrophes naturelles, quelque chose comme ça: ça passe à la télé. Mais bizarrement, dès lors qu’il s’agit de violence policière, de raison d’État, dès lors qu’il s’agit de quelque chose qui s’attaque aux fondements du système… Je pense notamment aux images d’abattoirs. Je le dis plus aisément car je suis carniste ! Ces images d’abattoirs, d’élevages, etc. Elles ne passent jamais à la télévision, je crois. Car évidemment elles sont trop violentes, à la fois en tant que telles, que pour ce qu’elle représente : cette folie carnivore, dans laquelle je suis aussi. Ce sont les fondements de la société et ces images ne passent pas.

Sur les violences policières on l’a vu très clairement avec le « croche-patte » en début de l’année 2019. C’est la première image de violence policière diffusée à la télévision, proposée à un Premier ministre. Pourquoi ? Parce que c’est une euphémisation. Parce que bien évidemment par rapport aux mains arrachées, aux éborgnements, ce n’est rien un croche-patte. Cela a l’avantage d’être compréhensible par tous, tout le monde comprend que ce n’est pas un geste technique de policier, que c’est plus un truc de cour de récréation, que ce n’est pas bien… Mais cela ne porte pas à conséquence. Cela permet aux télévisions de se dédouaner en diffusant une vidéo en boucle. Parce qu’elle n’est pas radicale. C’est pour ça que quand tu regardes le film, je ne m’attendais pas à ce que les gens soient autant sidérés face aux images: parce que la violence, c’est ça ! Pas le croche-patte entre deux reportages sur la police pour expliquer ce qu’elle va faire.

Et puis, après, quand même, les choses passent, je crois. George Floyd a été montré. Après oui tu as cette idée-là, que c’est l’Amérique, ces fous d’Américains. Mais même pour Cédric Chouviat, les images sont passées. C’est quelque chose. Il y a cette identification: c’est au cœur de Paris, c’est un père de famille, il meurt alors qu’il a un travail. Tout automobiliste, motard a eu des problèmes avec la police lors de contrôles, c’est d’une banalité, ce qui explique cette identification. Et c’est, je pense, en partie ce qui explique l’indifférence autour des violences policières en banlieue qui existent depuis… ll en est déjà question dans Quand la France s’embrase (2007). Ces violences, depuis 30-40 ans, sont traitées de façon indifférente. C’est toujours le point de vue politique et policier, dès lors qu’il s’agit de la banlieue. Ça continue. De Sarkozy à Darmanin, ça continue. Hier, c’était les racailles, aujourd’hui, c’est l’ensauvagement. Mais il n’y a jamais le point de vue en face. En face ça n’existe pas. C’est le ball-trap.

« Le spectateur reçoit les coups de matraque et pas simplement les pavés »

Justement, il y a depuis un basculement que j’estime se situer juste après les manifs contre le CPE, que tu évoques à la fin de Quand la France s’embrase. Ce basculement s’est vraiment imposé au moment de la Loi Travail sur les réseaux sociaux, un certain journalisme de rue, une street press ne se situant plus du côté de la police, derrière les forces de l’ordre, mais au cœur même des manifestants. Je pense à Taranis News, Gaspard Glanz, Nnoman ou encore, bien sûr, à Taha Bouhafs. Penses-tu que cette nouvelle pratique du journalisme va s’imposer ?

Ce qui est amusant, parfois, c’est de voir des gens déblatérer sur Gaspard Glanz, Nnoman ou Taha Bouhafs expliquant qu’ils ne sont pas des journalistes, mais des militants – tout en achetant leurs images. La définition du journalisme, c’est une pratique qui est sanctionnée par le salaire. Tu es journaliste quand tu es payé parce que tu as apporté une information. C’est ça, le journalisme. L’information est ton travail. Du coup, cela a totalement modifié le maintien de l’ordre. Le fait que tout à coup les caméras ne soient plus que d’un côté. Cela a poussé la police à tenir, en partie, à son propre code de déontologie. Cela a bouleversé le point de vue du spectateur. Aujourd’hui, le spectateur reçoit les coups de matraque et pas simplement les pavés. Tant que la caméra était derrière la police, le spectateur recevait les pavés. Là, c’est l’inverse : on reçoit les grenades lacrymogènes, les coups de matraque, les voltigeurs. Le spectateur a le champ et le contre-champ. Ce n’était pas le cas avant. C’est pour ça qu’il y a débat maintenant. Ce n’est parce qu’il y a de nouvelles violences policières : c’est qu’elles sont documentées. Aujourd’hui il y a l’utilisation d’armes mutilantes, des armes de guerre qui n’existaient pas y a 20 ans dans les cortèges, ni il y a dix ans. Alors évidemment cela crée d’autres choses. Mais effectivement la modification, elle est là.

Ce qui est intéressant c’est que les médias dominants s’accrochent malgré tout à leur expérience, à leur façon de travailler ; ce qui est amusant c’est que cela passe au-dessus. Dans Un pays qui se tient sage, lorsque Michel Forst de l’ONU dit que pour lui, la caméra embarquée, le smartphone est une révolution, il faut l’entendre. Pourtant l’ONU n’est pas le chantre des révolutions, c’est une institution extrêmement diplomatique. Mais là, ils te disent que là, il y a une révolution. Donc je pense qu’à un moment donné, les télévisions vont bien être obligées de comprendre qu’il y a le champ et le contre-champ. Maintenant la difficulté, c’est les plateaux pour parler de tout ça. Parce qu’un, les invités sont toujours les mêmes, et puis ceux qui pourraient venir n’y vont pas. C’est mon cas.

« Aujourd’hui, les titres du Figaro et de Libération se ressemblent beaucoup »

Cependant, tu as accepté de venir sur le plateau du média indépendant Le Média, plutôt que sur celui de BFMTV qui t’avait à la même époque proposée de venir débattre des violences policières. J’ai l’impression que ton intervention a un peu changé le regard du microcosme médiatique sur la violence d’État.

Ce n’est pas privilégier un média plutôt qu’un autre. Il se trouve que Le Média me proposait une interview longue, là où BFM proposait un clash, là où tu cours après trois contre-vérités et deux clichés. Alors… j’ai répondu plusieurs fois à des reporters de BFMTV parce que j’ai du respect pour eux, mais j’ai assez peu de respect pour les émissions de plateau. On assiste à trois-quatre chaînes d’infos qui courent après l’extrême droite. Vraiment, ce n’est pas la peine.

Je crois que ce qui a fait bouger les choses avec l’interview du Média, c’était l’idée que puisque j’avais fait tout ce travail des années auparavant sur le maintien de l’ordre (entre autres, son ouvrage Maintien de l’ordre, édité en 2013, fait figure de référence – NDLR), que dans le monde médiatique il y a peut-être des gens qui se sont dit qu’il y avait d’autres discours possible sur le maintien de l’ordre. C’est vrai que j’ai senti qu’il y avait un avant et un après. C’est sans doute tout ça qui a fait que, peut-être, à un moment donné… les esprits se sont ouverts.

Mais il y a aussi un mimétisme incroyable dans la fabrication de l’information. Il n’est même pas cassé par le nombre de titres. Plus il y a de titres, plus c’est uniformisé. Avant quand il y avait que des quotidiens, c’était très différent, le Figaro et Libération. Aujourd’hui, les titres de ces journaux se ressemblent beaucoup, il a moins de disparité. Ça court après Google. Et donc, dès lors qu’il y a un premier média qui a décidé de porter une parole autre, d’autres ont suivi.

Il y a, selon moi, un grand absent parmi les intervenants : Mathieu Rigouste dont le travail sur le maintien de l’ordre est réputé. Ça interroge d’autant plus qu’il est question dans Un Pays qui se tient sage de l’origine pétainiste de la Police nationale. Rigouste a, dans son travail, démontré les fondations coloniales du maintien de l’ordre, notamment dans les quartiers populaires. La police reproduisant dans ces quartiers la violence d’État qui s’exerçait dans les colonies. Pourquoi n’est-il pas présent ?

Il se trouve que je connais bien son travail : L’ennemi intérieur, La domination policière. Mais lorsque je fais mon film, Mathieu fait aussi le sien. De la même manière il n’y a pas le Comité Adama parce que je sais qu’ils font aussi leur film – qui, pour des raisons évidentes a été repoussé – et qui est réalisé par La Rumeur. Ce qui est drôle avec La Rumeur c’est qu’on se suit à distance. Quand j’étais à Libé, je les avais interviewés pour le rap. Lorsque j’ai fait un film sur Pigalle, ils faisaient le leur (Les Derniers Parisiens). Il y a une fraternité à distance. Lorsqu’on fait un film aujourd’hui, ce n’est plus comme dans les années 60, où lorsque tu faisais un film, il pouvait tout dire. Cette période-là n’existe plus. Aujourd’hui, un film est dans un écosystème. Il est dans un monde, un univers connecté.

Je savais que Mathieu faisait son film sur l’Algérie, sur ces questions-là, qu’il est très porté dessus. Je savais qu’il y avait ce film sur les violences policières en banlieue. Moi j’estimais qu’il ne fallait pas empiéter sur les uns et sur les autres. Et que chacun a sa vision des choses. Et puis très franchement, de mon point de vue : le prisme de la police coloniale, aussi légitime et juste soit-il, n’est pour moi, pas tout à fait suffisant.

Et puis, en plus il y a déjà un très bon documentaire de Streetpress, Une Répression d’Etat, Youcef Brakni (Comité Adama), Pierre Douillard (Éborgné par la police, lorsqu’il était lycéen en 2007, et depuis l’auteur de l’ouvrage L’arme à l’œil, violence d’état et militarisation de la police, publié en 2016 suite au meurtre d’État de Rémi Fraisse – NDLR) évoquent très bien ces questions-là dans ce film. Ces choses-là sont dites dans des films. Et puis il faut trouver un équilibre, il y avait déjà deux chercheurs du maintien de l’ordre, Fabien Jobard, Sébastien Roché, un ethnographe. Je ne voulais pas multiplier ce type de profil. Objectivement, s’il avait été dans les parages, il aurait été dedans. Mais je crois qu’à ce moment il était en Algérie.

« Le film est là-dessus, sur l’État. Sur la légitimité »

Contrairement à Quand la France s’embrase, la hiérarchie étatique n’est pas présente dans Un pays qui se tient sage, seuls des représentants syndicaux de la police ont bien voulu participer à ton projet. Comment analyses-tu ce silence d’État ?

Oui, d’ailleurs c’est très intéressant. Car à l’époque de Quand la France s’embrase, lorsqu’on interviewe Claude Guéant, on le fait au QG de campagne de l’UMP (lors de la campagne présidentielle de 2007, Claude Guéant était directeur de campagne du candidat Sarkozy – NDLR) et il prend pourtant le temps de nous répondre. Car il est sûr de lui. Il y a dans ce film un patron des CRS, un patron de la sécurité publique. C’est-à-dire à peu près les mêmes que ceux que je demande pour Un pays qui se tient sage – et là on essuie des refus. Alors que je vois dans le même temps une émission sur France 2 où l’on retrouve absolument tous les gens à qui j’ai demandé à parler. Et puis finalement, sur ordre du cabinet du ministre Christophe Castaner, refus de l’institution.

De mon point de vue, cela en dit beaucoup plus sur l’institution que sur mon travail. C’est-à-dire sur la fébrilité de l’institution. C’est-à-dire qu’à un moment donné, l’institution ne se sent pas absolument à l’aise face à ce qu’il se passe. Cela en dit long sur le repli sur soi de l’institution. Le film est là-dessus, sur l’État. Sur la légitimité. Sur la revendication de la légitimité. À partir du moment où l’État ne veut pas discuter, en tout cas un État démocratique, c’est qu’il n’est pas tout à fait sûr de sa légitimité.

Ce n’est pas un texto, j’ai eu des rendez-vous. Plusieurs fois. Je me suis déplacé, il y a un effort qui a été fourni. Et puis : refus, refus, refus.

« La mort d’un homme dans une manifestation est un enjeu politique »

Un fantôme hante ton travail journalistique, c’est celui de Malik Oussekine. Dans Quand la France s’embrase est évoqué un « syndrome Malik Oussekine ». Il revient encore dans ton dernier film. Peux-tu nous parler de ton rapport à la mort de cet étudiant lors d’une manifestation en 1986 ?

C’est marrant que tu dises ça, car tu sembles vouloir faire un parallèle entre les deux films. L’image de la plaque qui est dévoilée dans Un pays qui se tient sage est également dans Quand la France s’embrase. C’est filmé en 2006, et l’on voit juste la plaque. Mais pour Un pays qui se tient sage, le producteur a eu la gentillesse de bien vouloir céder les droits. Je lui avais redemandé la cassette. Je me souvenais qu’il s’était passé quelque chose que l’on n’aurait pas pu montrer à la télévision. Au texte de la plaque « un étudiant frappé à mort » quelqu’un rajoute à la main « par la police ». Pour la petite histoire, c’est notre gaffeur. Nous avons prêté le gaffeur au mec pour qu’il puisse le scotcher. Si je peux t’en parler, c’est que cette image qui dure quelques secondes, c’est aussi mon histoire. C’est-à-dire que je suis dans le Quartier latin en 1986, je suis là, pas loin. Je le raconte dans le roman, il y a tout un passage où le personnage principal Étienne Dardel, auquel je ressemble (il est mieux que moi) rencontre un flic, dans un café et lui explique qu’il était là, Rue Monsieur Le Prince. Dans Quand la France s’embrase, ce moment, avec le gaffeur il n’y est pas. On n’aurait pas pu le mettre. Cela n’aurait pas été possible. D’ailleurs, nous ne l’avons pas fait. Mais au cinéma, je peux me le permettre et je suis heureux qu’il y soit.

Pour Malik Oussekine… ce qui est très intéressant, mais ce n’est pas dans le film… on a vu pendant les Gilets Jaunes, des députés En Marche et pas n’importe lesquels, comme Jean-Michel Fauvergue nous expliquer qu’il fallait un peu oublier, ce qu’ils appellent, le syndrome Malik Oussekine. On a vu sur les plateaux-télé des types venir nous expliquer qu’il fallait arrêter avec ça. Ce n’est pas seulement la mort d’un manifestant, d’un étudiant : Malik Oussekine n’était pas un manifestant, c’était un étudiant « arabe » qui sortait d’une boite de nuit, et il se fait prendre par la dispersion violente et il tombe sous les coups de la police. Le syndrome Malik Oussekine, c’est l’idée que Jacques Chirac va perdre les élections, en 1988, deux ans plus tard, car il perd la jeunesse, car il y a eu une manifestation. C’est horrible à dire, c’est très cynique : la mort d’un homme dans une manifestation est un enjeu politique. Entre temps, il y a eu Remi Fraisse. Malik Oussekine, deux jours plus tard après sa mort, il y a 400 000 personnes dans la rue. Il n’y a pas eu ça pour Rémi Fraisse.

Oui, je me souviens, pour Rémi Fraisse nous étions à peine une centaine dans les rues de Paris. Il n’y avait pas vraiment de figures politiques médiatiques du NPA, du Front de Gauche (future FI), du PCF, de Europe Écologie les Verts (Rémi Fraisse était proche de EELV), bien que des militants de ces mouvements étaient présents.

C’est pour ça que ces ombres-là apparaissent dans le film, pour dire qu’on n’oublie pas. Mais qu’il y a une évolution. Par exemple pour Malik Oussekine, on a des images de l’INA : l’antenne est cassée, c’est-à-dire que les programmes ont été interrompus, il y a eu une émission spéciale sur la mort de Malik Oussekine. Le journaliste, c’était Noël Mamère, ce n’est pas un hasard s’il a été, en tant que député (EELV) rapporteur du rapport sur le maintien de l’ordre au moment de la commission d’enquête sur la mort de Rémi Fraisse. Il n’y a pas eu d’émission spéciale sur la mort de Steve Maia Caniço, il n’y a pas eu d’émission spéciale sur la mort de Remi Fraisse, il n’y a pas eu d’émission spéciale pour la mort de Zineb Redouane, il n’y a pas eu d’émission spéciale sur la mort de Cédric Chouviat. Cela montre aussi, ça, dans quel écosystème médiatique on vit.

« Jamais on n’a posé autant la question de la violence d’Etat, des violences policières »

Aujourd’hui on a l’impression que tuer un citoyen sur le territoire dans le cadre d’une manifestation est une option envisageable pour l’État.

Je ne vais pas parler de Cédric Chouviat, c’est une interpellation sur la voie publique, ce n’est pas du maintien de l’ordre, ce n’est pas la même chose. Pour parler des gens qui meurent dans le cadre d’une manifestation, sociale ou festive, de ce point de vue là, si l’on veut parler de façon très prosaïque, la mort de Steve Maia Caniço ou Zineb Redouane… là où depuis Malik Oussekine c’était devenu inenvisageable, c’est devenu une possibilité… ce n’est pas encore une probabilité… mais l’on sent bien que cela vient.

C’est Luc Ferry (ancien ministre de l’Éducation – NDLR) qui appelle à la radio les policiers à se servir de leurs armes. Il y a dans Un pays qui se tient sage, ce poste de commandement à Toulouse, ce policier qui dit qu’il faudrait lâcher quelques bastos. C’est, ces policiers qui sortent leurs armes à feu, sur les Champs Élysées, mais il y a eu ailleurs à Nantes, à d’autres endroits. Et entre les deux, il y a Rémi Fraisse. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Bernard Cazeneuve, on en parle comme d’un possible candidat à l’élection présidentielle de 2022. C’est fou. C’est fou. (à l’époque au PS, dans un gouvernement social-démocrate de « gauche » Cazeneuve, n’a pas démissionné suite à l’utilisation d’armes de guerre contre les manifestants, aboutissant à la mort de Rémi Fraisse – NDLR). Devaquet (Ministre délégué chargé de la Recherche et de l’Enseignement supérieur en 1986), lui, démissionne. En 1986. Alors tu me diras que cela aurait dû être Pasqua Pandraud (à l’époque Ministre de l’Intérieur, pour l’un, ministre délégué à la sécurité pour l’autre).

Mais dans le même temps, il n’y a jamais eu autant de discussions autour des pratiques policières. Jamais on n’a posé autant la question de la violence d’Etat, des violences policières. Jamais on n’a autant interrogé la légitimité de la violence d’état. Le film sort à ce moment-là. Et ça, c’est fabuleux. De mon point de vue, c’est une chance historique. En 30 ans, que je m’occupe des questions du maintien de l’ordre, je n’ai jamais vu un momentum – pour utiliser un terme à la mode – aussi favorable à ça. Et l’on sent bien d’ailleurs que, depuis quelques jours… il y a une reprise en main du vocabulaire de l’agenda médiatique autour de ces questions-là. Castaner, il prenait des coups, il était fatigué. Alors que Darmanin, il revient, comme si l’on était en 2007 (référence à Sarkozy et à son « Karcher » qui l’avait lancé plus tard, en 2007, pour sa campagne électorale – NDLR). J’ose croire que cela ne sera pas suffisant.

Tout est fait pour que 2022 se joue sur ces questions d’insécurité, d’ensauvagement, mais précisément l’objet du film c’est « prenons de la hauteur », prenons du recul historique, Max Weber, la Déclaration des droits de l’homme, allons aux fondamentaux, et là on va interroger vraiment les choses. Sinon on va courir après les chiffres, après les techniques et chacun va rester retrancher derrière leur position et cela n’aura aucun intérêt.

Comment se fait-il que la police vienne nous expliquer sur les télévisions et les radios qu’elle est en faillite totale ? Parce c’est ce qu’elle dit : « c’est de plus en plus violent, on n’y arrive pas ». Ne serait ce pas aussi de la faute des doctrines du maintien de l’ordre ? D’avoir tout misé sur le répressif ? D’avoir mis au maintien de l’ordre des gens ni équipés, ni formés, ni entraînés ? N’oublions pas que Rémi Fraisse meurt d’une grenade de gendarme, que la mort de Steve c’est les CRS, que la main arrachée à l’assemblée nationale c’est encore les gendarmes. Ce sont, justement, les gars qui disent « on est des pros, laissez-nous faire ». C’est vrai que les tirs de LBD, c’est plutôt la BAC. Ce que je veux dire, c’est que ces corps constitués, tout professionnels qu’ils soient, on ne peut pas leur accorder un blanc-seing.

[Nous parlons ensuite de son intention de filmer le tableau de Delacroix La liberté guidant le peuple: un projet avorté, le Louvre ne souhaitant pas, selon David Dufresne, associer son image à un documentaire sur la police.]


Il y avait une fresque dans le nord de Paris qui avait reproduit cette idée, mais avec des Gilets Jaunes. C’était le point de départ. Nous étions dans une phase de recherche. Il se trouve que lorsque j’ai déchiré ma carte d’étudiant, suite à la mort de Malik Oussekine, je me suis retrouvé vendeur de K7 vidéos, au Louvre. Aux Japonais, aux Américains, au monde entier. Et j’ai adoré ça. Lors de mes pauses, je filais dans la galerie des grands tableaux français. Dont Delacroix, La Liberté guidant le peuple — le plus fabuleux d’entre tous. Donc nous avons fait des demandes mais nous avons essuyé des refus. Nous sommes dans un monde qui se referme, qui se replie. C’est très inquiétant. Aujourd’hui, tu as des syndicats de police qui appellent au boycott d’Omar Sy sous prétexte qu’il ne devrait pas incarner un rôle de policier, parce qu’il soutient le comité Adama Traoré. Cela pourrait paraître dérisoire, mais cela ne l’est pas. Ça commence comme ça…

« On nie le caractère politique, pour ne mettre en avant que la part criminelle »

Quand la France s’embrase se concluait par un constat amer, où finalement rien n’avait évolué, sinon un sentiment que des clans s’étaient créé et que les acteurs (politiques et syndicats) du « dialogue social » s’étaient refermé sur eux, excluant ceux qui étaient déjà rejetés. Les Gilets Jaunes sont entrés dans l’espace médiatique en instaurant des actes. Aujourd’hui, on peut estimer que la révolte de 2005 était, finalement un premier acte. Plus large, le mouvement des Gilets Jaunes en est un second.

Il me semble que dans Quand la France s’embrase, nous mettons le rapport des Renseignements généraux qui parle de soulèvement populaire des quartiers. C’est-à-dire que ce service, police politique s’il en est, avait compris le caractère politique des révoltes des banlieues. Alors qu’aujourd’hui, lorsqu’on évoque 2005, c’est uniquement pour évoquer les émeutes. C’est-à-dire qu’on nie le caractère politique, pour ne mettre en avant que la part criminelle. Et avec les Gilets Jaunes on nous a fait le même coup. On nous a expliqué que c’était des antisémites, des séditieux. On nous a enlevé leur caractère politique, pour uniquement garder leur part délictuelle. Alors OK, casser un abribus ou une vitre, c’est délictuel. Mais ce n’est pas que ça. C’est pour ça que les débats autour de 2022 sont terribles, parce qu’on truque l’enjeu du débat en évacuant des choses beaucoup plus importantes.

Reste, pour moi, un possible troisième acte. Si Un pays qui se tient sage ne s’aventure par à faire des projections hasardeuses et ne fait que poser des questions, dans ton roman Dernière Sommation, tu laisses entrevoir un profond pessimisme.

La fin du roman est extrêmement pessimiste. Lorsque j’ai écrit la fin, c’était un exutoire. Il ne faudrait pas que cela soit prémonitoire. Lorsque Génération Identitaire a déployé sa banderole, lors de la dernière manifestation autour du Comité Adama, certains m’ont dit qu’ils avaient pensé à mon roman. Je n’y avais pas pensé, mais effectivement. C’est ce qu’il s’est passé aux États-Unis, ce suprématiste blanc dont j’ai parlé tout à l’heure. Marine Le Pen à Fréjus, dans son discours, parle de « la mise en cause systématique de la police » par des campagnes de haines anti-flics menés par des militants racialistes. Alors, en effet, ce danger existe, sans compter l’extrême droitisation de la police. Il suffit de voir les enquêtes ayant mis en avant le vote extrême des casernes de gendarmerie. Il suffit de voir la communication de certains syndicats policiers. Oui, effectivement. Il y a danger.

Un pays qui se tient sage, documentaire de David Dufresne, avec Taha Bouhafs, Alain Damasio, Mathilde Larrère, Vanessa Codaccioni, Ludivine Bantigny… Sortie le 30 septembre 2020.

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