Loin du paradis des mélodrames… Todd Haynes

C'est en faisant exister ces personnages dans ces codes que le cinéma peut mettre en relief le traitement de l'homosexualité refoulée, du racisme et des relations interraciales taboues, car ces sujets ne semblent pas à leur place.

Une grande partie du jeune public cinéphile a rencontré Todd Haynes avec son incroyable Carol, mettant en scène la relation lesbienne interdite entre une jeune photographe et une riche bourgeoise mariée. À travers sa photo très douce en 16mm, le réalisateur évoquait les mélodrames amoureux que d’autres cinéphiles plus âgés (ou plus versés sur l’âge d’or Hollywoodien) aimaient voir. En voyant le sentimentalisme de son film suivant, Le Musée des Merveilles, et le classicisme de son thriller Pakulien Dark Waters cette année, on comprend bien vite que le cinéaste ne cesse de faire dialoguer la modernité de son époque avec un cinéma dont les codes se sont construits longtemps avant sa naissance. Mais c’est en nous replongeant dans Loin du paradis, son long métrage de 2002, que l’on saisit le mieux sa parenté avec le grand mélodrame d’antan. Un cycle au Forum des images du 30 septembre au 13 novembre sur ce qu’on a autrefois appelé « le film de femmes », qui comprend des séances (de Titanic à Johnny Guitare, en passant par So Long My Son ou Two Lovers) nous permet de réfléchir à tout ce pan du cinéma…

Le mélodrame à la Douglas Sirk

Douglas Sirk fait partie de ces grands cinéastes à avoir fui l’Allemagne pour atterrir à Hollywood pour briller, et surtout faire briller de grandes stars féminines dans son cinéma. Là où d’autres comme Lubitsch se sont illustrés dans la comédie, Fritz Lang dans le film noir, et Wilder dans les deux, Douglas Sirk représente à lui tout seul toute l’esthétique mélodrame des années 50.

C’est durant cette décennie d’après-guerre que le réalisateur allemand a connu ses plus grands succès sur le grand écran ; citons notamment Le Secret Magnifique (1954), et surtout Tout ce que le ciel permet (1956), qui rassemble le magnifique duo Rock Hudson et Jane Wyman. Son cinéma s’en prend aux codes de la bourgeoisie, notamment dans le film de 1956 qui propose une histoire d’amour inhabituelle entre un jeune homme et une femme plus âgée, veuve, et clairement au dessus en termes de classe sociale. Son cinéma extrêmement stylisé, qui profite au maximum des possibilités de couleurs offertes par le Technicolor de l’époque, est un succès public indéniable mais ne fait pas du tout l’unanimité dans les revues spécialisés. Les sujets qu’il aborde (la vie domestique des femmes), son exagération stylistique et les épanchements qui sont devenus constitutifs du mélodrame ne sont pas du tout au goût de la critique…

C’est notamment en France, sous l’impulsion des Cahiers du Cinéma, que la réévaluation de son oeuvre a fait de lui le grand nom que l’on connaît aujourd’hui ; et c’est aussi probablement pour cela que ses mélodrames sont si souvent rediffusés dans les cinémas du Quartier Latin de Paris… Le cinéma sirkien plaît. Aujourd’hui énormément de cinéastes se réclament de son influence, dont beaucoup sont présentés lors de ce cycle au Forum des images : Fassbinder, Almodóvar, Dolan, Ang Lee, et bien sûr Todd Haynes.

La relecture New Queer Wave

Si Sirk prenait plaisir à cristalliser la bourgeoisie américaine lors de la décennie la plus emblématique du pays en terme d’imagerie – cette Amérique moyenne qui n’a jamais réellement existé, celle des publicités pour produits ménagers et des quartiers résidentiels sans problèmes -, Todd Haynes ne fait que s’inscrire dans sa continuité avec Loin du paradis.

Sorti en 2002, le long-métrage se déroule – évidemment – en 1957 et présente une petite famille carte postale. Le père (Dennis Quaid) a un bon travail à Magnatech et est apprécié de tous ses collègues, tandis que la mère (Julianne Moore) a tout de la femme au foyer parfaite. La réalité sous le vernis est bien sûr tout sauf idéale. Dennis Quaid se noie dans l’alcool car il est dans le déni quant à son homosexualité, tandis que Julianne Moore se laisse tenter par la possibilité d’une histoire avec – gasp! – un homme noir (Dennis « Mr President » Haybert).

En appliquant le style sirkien à son cinéma, en épousant les codes du mélodrame jusqu’à méticuleusement choisir la moindre couleur dans chaque plan, à utiliser les mêmes éclairages que ceux des films des années 50, et à inscrire la composition musicale dans un passéisme flagrant (dernier score du génie absolu Elmer Bernstein), Todd Haynes ne fait que révéler tout ce que son précédesseur ne pouvait montrer… mais qui existait déjà. C’est en faisant exister ces personnages dans ces codes que le cinéma peut mettre en relief le traitement de l’homosexualité refoulée, du racisme et des relations interraciales taboues, car ces sujets ne semblent pas à leur place. Le cinéaste retentera l’exercice plus tard avec Carol, mais avec beaucoup plus de retenue, car la coloration mélodrame y est plus ténue. C’est un cinéma plus délicat, qui veut prendre soin de ses personnages là où Loin du paradis contient son sens dans son titre. Le mélodrame implique de la souffrance, de l’emphase même dans les silences ; et c’est ce qui en fait une oeuvre absolument indispensable aujourd’hui. Elle révèle la puissance que peut atteindre le cinéma lorsqu’il sait dialoguer avec lui-même.

Loin du paradis est disponible en vidéo et VOD en France, et diffusé au Forum des images lors du cycle »Tant qu’il y aura du mélo » le 21 octobre 2020. N’hésitez pas à jeter un oeil à toute la programmation sur leur site !

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