Last and First Men: filmer, c’est apprendre à mourir

Certains réalisateurs se font un nom de par la riche fresque qu’ils laissent derrière eux; d’autres, par la regrettable absence de celle-ci. Jóhann Jóhannsson est l’un de ces cinéastes: s’il a eu le temps de se faire connaître en tant que compositeur depuis les années 80, notamment pour la bande originale de Sicario et Premier Contact de Villeneuve, ou encore de Mother! d’Aronovsky, Last and First Men est le seul et unique film qu’il ait réalisé. Nimbé de l’aura mythique des oeuvres dans ce cas de figure – on se souvient des critiques dithyrambiques, bien que parfaitement légitimes, qui avaient accueilli An Elephant Sitting Still de Hu Bo – il était projeté à l’Etrange Festival dans le cadre d’un hommage à l’artiste multi-talents derrière ces 71 minutes en noir et blanc 16mm.

Guidés par la voix de Tilda Swinton, on assiste à une succession de plans d’une lenteur hypnotisante sur des sculptures monumentales, qui semblent abandonnées dans un paysage montagneux au sein duquel elles détonnent. Il s’agit des Spomeniks, des monuments érigés en ex-Yougoslavie durant la dictature de Tito, sur le territoire des champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale. Assidument fréquentés par les touristes dans les années 80, ces sites d’architecture brutaliste sont aujourd’hui délaissés, voire même oubliés par le public. Jóhannsson filme leur taille colossale, leur isolement géographique et leur façon de dénoter avec le paysage qui les environne comme autant d’éléments évoquant les vestiges d’une lointaine colonie extra-terrestre.

Car Swinton fait de nous les destinataires terriens de son message depuis Neptune: elle se présente comme nous contactant depuis le futur, des siècles après la destruction de la Terre et l’envoi in extremis de populations humaines sur d’autres planètes viables. Mais, comme la planète bleue avant elle, Neptune s’apprête à mourir des mains stellaires que l’humain – peu importe les avancées techniques dont il bénéficie – ne peut arrêter. Ce message des « derniers hommes » des confins de notre système solaire aux « premiers hommes » terriens que nous sommes est bouleversant de justesse. Les produits du progrès demandant timidement à leurs aïeux de leur apprendre à mourir; un mélange de savoir, de fragilité et de fierté d’avoir vécu, en dépit de cette fin qui se répète et sur laquelle on n’a aucun contrôle.

Last and First Men trouve une résonance toute particulière dans le contexte politique, économique et sanitaire mondial actuel, avec le lot d’angoisses et d’incertitudes qu’il apporte. Les mots d’Olaf Stapledon, l’écrivain derrière la nouvelle qui a inspiré le scénario de Jóhannsson, bien que vieux de 90 ans, touchent juste pour nous, pauvres mortels de l’an de grâce 2020. Mais nommer, c’est circonscrire, délimiter, vaincre un peu. Le caractère quasi interactif de ce film, qui nous place comme les destinataires directs du message de Swinton, nous suggère aussi une ligne à suivre particulièrement inspirée à l’heure actuelle: celle de l’humilité. « Nés d’une étoile, tués par une autre », nous avons beaucoup à apprendre de ce film que Montaigne n’aurait pas renié. Bon vent, Jóhann Jóhannsson, et merci pour le voyage.

Last and First Men de Jóhann Jóhannsson, avec la voix de Tilda Swinton. Diffusé à l’Etrange Festival pour la première fois en France.

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