L’ ÂCRE PARFUM DES IMMORTELLES – Entretien avec Jean-Pierre Thorn

Tout d’abord, en avant propos, on tenait à vous féliciter pour ce film, L’Acre parfum des immortelles qui nous a touché tous les deux de manière intéressante. C’est un film qui retrace tout un parcours, toute une filmographie et qui pose de nombreuses questions qui nous touchent particulièrement à Cinématraque. On est donc ravis d’avoir l’opportunité de vous en poser quelques-unes.

  • Votre filmographie suit un fil rouge assez clair : les révoltes que vous avez suivies, celles de ceux qui n’arrivent pas à se faire entendre, de mai 68 aux gilets jaunes. Quel regard portez-vous sur ces luttes. Ont-elles, selon vous, réussi à faire bouger des choses ou le système est-il trop puissant ?

Je reste optimiste. Tous les gens que j’ai filmés ont contribué à changer les choses. Dans les années 70 quand j’étais à l’usine… Il y a un bouquin de Xavier Vigna sur cette époque, sur la force des révoltes ouvrières avec de nouvelles méthodes de lutte : occupation, séquestration… C’était une époque bénie qui s’est perdue avec l’arrivée de la gauche au pouvoir. Elles ont permis de changer beaucoup de choses notamment dans le fonctionnement de l’entreprise, sur la place du patronat, même si celui-ci a réussi à contourner les choses après en récupérant l’individualisation des rapports sociaux…

Maintenant on est en grand recul sur ce terrain-là. Les syndicats n’ont pas su s’appuyer la-dessus, ils se sont institutionnalisés.

Il y a quand même des progrès. J’ai beaucoup filmé le mouvement des femmes, je suis épaté par la force du mouvement « Me too ». C’est un peu ce que montre mon film Je t’ai dans la peau, sur l’éviction des femmes de la CGT autour du Journal Antoinette. Beaucoup de militantes femmes ont connu ce mouvement et ont acquis une confiance en elle. Tout ça n’est pas un échec.

J’ai aussi beaucoup filmé la culture hip-hop. J’y ai retrouvé une joie de lutter différemment. Ne pas se contenter de revendiquer mais construire de la vie face à l’oppression. Avec le mouvement hip-hop, j’ai filmé Aktuel Force dans le sous-sol des Halles ; ça glisse bien à côté de la piscine et de l’UGC donc c’est pratique pour danser. Les appariteurs les faisaient partir car, soi-disant, ça gênait les gens. Au contraire, ça donnait vie au lieu. Et ils obéissaient, ils s’en allaient. Ma première réaction était de leur demander pourquoi ils ne se révoltaient pas ? Ils m’ont répondu « C’est pas la peine de perdre de l’énergie, on monte une demi-heure et on revient tout de suite après ». C’était une vraie leçon : ne pas attaquer un ennemi plus fort de face, mais le contourner.

Je ne veux pas être angélique. Mais dans le hip hop il y a des gens très engagés. Je pense à Gaël Faye qui, dans son clip pour Irruption, rend hommage à mon film, Dos au mur. J’étais tellement fier que le hip-hop se reconnaisse dans le mouvement ouvrier. Ce sont eux les militants d’aujourd’hui et qui accouchent de la résistance à la répression policière, je pense au collectif Adama.

Alors c’est sûr, on s’en prend plein la gueule, il y a des échecs. La répression des Gilets Jaunes fut intolérable, mais les gens ne se sont pas couchés, ils ont la rage au cœur. Les mouvements reviendront et ne s’éteindront pas. Mon rôle en tant qu’artiste est de montrer que les Gilets Jaunes ne tombent pas du ciel mais sont reliés à toute une histoire sociale. Le collectif Adama a manifesté avec les gilets jaunes et j’ai trouvé ça formidable. Il y a une jonction des forces sociales (pas comme en 95 car les ouvriers ne se sont pas mobilisés lors de la révolte des banlieues), cela sème pour l’avenir quelque chose de fort. Mon film essaye de rapprocher ces luttes communes. On va dire que je suis angélique mais je suis optimiste : la France bouge.

Récemment, Gaël Faye a repris avec Melissa Laveaux, un poème de René Depestre « Me voici ». C’est une fierté des Antilles en France et entendre « me voici prolétaire », je trouve ça extraordinaire. Il y a des artistes qui sortent du discours formaté et qui sont en prise avec la lutte contre la domination capitaliste.

  • Justement tu parles de convergence des luttes, l’un des messages principaux du film. J’aimerais parler d’une autre révolte, celle du mouvement contre le réchauffement climatique. Est-ce que tu penses qu’il y a une possibilité aussi de convergence avec ce mouvement ?

Sur le rond-point des gilets jaunes où j’étais, j’ai fait un 25 minutes dispo en ligne. Les gens parlaient de réchauffement climatique, de la nécessité de changer notre système de production, ils ont essayé de rejoindre des marches pour le climat et se sont fait réprimés par les policiers.

Ces gens pas du tout politisés au départ, ont la révolte au cœur.  Je ne sais pas quelle forme ça peut prendre mais il y a clairement des ponts.

  • On a vu déjà des formes de rassemblements derrière XR notamment…

Oui tout à fait !

Mais je ne veux pas faire un film uniquement dénonciateur, c’est pour ça que je parle beaucoup de moi aussi dans le film.

Je viens d‘une histoire d’amour avortée. Joëlle est morte suite à un voyage fait à Madagascar après mai 68. Je tiens à raconter cette histoire, j’ai essayé de l’étouffer 50 ans de ma vie et je n’en suis pas fier.

Je ne peux pas effacer la marque qu’elle a laissé en moi, je ne peux pas effacer non plus les marques qu’a laissé la révolution en moi. C’est le même combat pour faire vivre les idéaux, l’enthousiasme la belle naïveté qu’on avait, je ne peux pas l’effacer elle non plus.

C’est ça qui m’a décidé à faire ce film. Je me suis longtemps demandé comment aborder le rôle qu’elle a eu dans ma vie. J’ai fini par comprendre que c’était une image de la révolution qui n’était pas morte.

J’ai commencé ce film, il y a 6 ans, avant les gilets jaunes. Je me suis fait jeter partout (CNC, Arte…) heureusement je suis tombé sur une productrice formidable. Le système est totalement formaté : l’avance sur recettes ne voulait pas mélanger histoire d’amour et sociale…

  • Ils vous ont dit ça comme ça ?

Oui bien sûr, l’avance sur recettes ne joue plus son rôle d’ouverture des horizons du cinéma. C’était un scénario pourtant extrêmement écrit avec Pierre Chosson. A cheval entre fiction et documentaire. Des paysages vides, remplis par la voix de mon aimée… Et j’ai mis 6 ans pour le monter.

  • Tu as senti une évolution dans le système du financement du documentaire ?

Ah oui, maintenant c’est la mainmise des télés. On demande à nos ennemis de nous soutenir ! Eux, ils veulent juste des films qui rentrent dans des thématiques prédéfinies. Même Arte n’est plus notre partenaire, il faut remplir le programme qu’ils ont choisi…

J’ai pu, dans ma carrière, collaborer avec de vrais créateurs, des gens comme Thierry Garrel par exemple, qui avaient un vrai sens du service public et aimaient le cinéma documentaire. On est atterrés maintenant…

Heureusement les télés locales m’ont aidé, j’ai eu du COSIP [Aide du CNC] aussi. Mais c’est très compliqué pour mon équipe technique, je n’ai pas pu filmer à Madagascar… C’est vraiment un film sauvé du système.

La question est de savoir comment recréer des mécanismes pérennes d’aide à la création du film documentaire. Le CNC est très riche, il suffirait d’1 ou 2%… Il y a une volonté politique que ce cinéma n’existe pas, je le dis clairement.

  • Ça ne te décourage pas pour de futurs projets ?

Non mais il faut qu’on se batte.

Sur les 70 documentaires qui sortent en salles, il y en a 10, 15 qui sont correctement financés (par le CNC et les chaînes publiques) les autres sont faits dans les mêmes conditions que le mien. C’est infernal et je suis en colère contre l’immobilisme de la profession.

Le documentaire est un champ d’expérimentation de la fiction, c’est une porte ouverte sur la vie. Les films qui me passionnent le plus sont marqués par le docu. Une industrie sans labo de recherche, elle crève. Il faut alimenter un fonds qui aiderait la nouveauté.

  • Les réalisateurs créent-ils du lien pour se battre ensemble ?

On a essayé pendant le conflit des intermittents avec le « Groupe du 24 juillet », pour poser collectivement les problèmes. On a fait une grande réunion à la FEMIS, on a écrit des propositions…

Il y a eu une autre révolte, plus tard, partie de petits producteurs dans le Monde : « Nous sommes le documentaire ». On a sauvé le fait qu’on puisse accéder au cosip.

Là il faudra repartir, mais là je voulais d’abord faire mon film. On a posé avec l’ACID, dont je suis un des créateurs, cette question : comment laisser de la place en salles aux petits films. Mais je voulais faire des films et je ne pouvais pas continuer à m’occuper que de ceux des autres.

Quand je vois l’état de la distribution… Face aux blockbusters, ce combat il faut toujours le refaire. Les pouvoirs publics ne voient que l’industrie : « il y a trop de petits films, trop de petites salles ». On a beau faire, les gens au pouvoir ne misent que sur la grosse industrie. Pourtant, une industrie n’est vivante que si elle s’appuie sur la diversité. Une fédé sportive a besoin de tous les licenciés pas seulement du top 10.

Le cinéma a la chance d’avoir 5200 écrans, on pourrait animer ce tissu de salles, plein de gens essayent. Le public est présent quand on va vers lui. Les gens sont émus, discutent. Mais la difficulté de sortir un film et de les maintenir à l’affiche est énorme.

  • Les cinéastes ont eu une place importante pendant mai 68, comme tu l’as évoqué. On a toujours les images de Godard et Truffaut à Cannes. Aujourd’hui, quelle est la place du cinéma français dans la lutte sociale ?

Il y a des étincelles. Je pense à Nos défaites de Jean-Gabriel Périot, à Nous le peuple de Claudine Bories et Patrice Chagnard . Je suis fan de Gomis aussi, Félicité, c’est formidable. Il y en a des cinéastes qui se battent sur le terrain et qui ont des tripes.

Mais il faut atteindre un plus grand public. On restreint énormément le salaire de ceux qui collaborent et c’est insupportable. Il faut qu’on change quelque chose.

J’ai fait un article très critiqué au moment du combat pour les conventions collectives. [Disponible ici] C’est absurde de s’opposer à nos amis les techniciens au lieu de repenser le problème. J’ai eu raison de le faire. Il faut refaire des Etats Généraux du cinéma mais les rapports de force ne vont pas dans ce sens…

  • Je change un peu de sujet pour revenir sur une question brûlante qui a toujours traversé les révoltes sociales : une révolte sans violence est-elle possible ?

C’est une question posée dans le film. Dans une lettre de Joëlle, elle me pose la question : est-ce que la violence peut produire quelque chose ? Car elle était très pacifiste comme l’était beaucoup de jeunes de notre génération.

J’ai le souci de dire que les cinéastes doivent poser des questions et laisser les spectateurs répondre. Ce n’est pas mon rôle de répondre.

Mais personnellement, je pense qu’il faut assumer une part de violence sans tomber dans l’excès . C’est pourquoi le film de Périot, Une Jeunesse Allemande est passionnant pour ça. J’aurais pu tomber là dedans quand j’avais 20 ans, du côté de la Fraction Armée Rouge, d’Action Directe… Le niveau de violence doit être en phase avec le mouvement social. Quand en 68 on construisait des barricades dans le quartier latin et qu’on a pas reculé. Cela a créé un truc. Quand j’étais à l’usine on parlait de l’auto-défense ouvrière.

  • Aujourd’hui au sein des luttes on rejette le terme de violence des manifestants pour privilégier le terme d’auto défense populaire qui n’est qu’une réponse à la véritable violence. Celle du pouvoir qui est économique, sociale et policière, notamment durant les luttes sociales.

Absolument. Moi j’ai filmé ça en 68 : avec les ouvriers, au lendemain des accords de Grenelle qui sabordaient le mouvement, on est rentrés dans le local de vote secret organisé par la régie Renault, on a sorti les urnes et on les a brûlés, avec l’internationale chantée à pleins poumons de manière spontanée, on voit ça dans le film.

Ne pas accepter un ordre, c’est une forme de violence. Dans Le dos au mur, on faisait des mouvements tournants entre ateliers pour ne pas être en grève illimitée. Alstom perdait facilement la moitié de sa production. On a eu des mises à pied, des sanctions. On est allés dans le bureau de la production, ils avaient fermé la porte et mis des huissiers derrière. On donne un coup d’épaule dans la porte et on a été tous les trois menacés de licenciement.

Il ne faut pas mythifier la violence, mais elle reste une nécessité face à l’ennemi qui lui n’hésite pas. Je suis sidéré qu’il n’y ait pas eu un mouvement national de révolte face à la répression contre les Gilets Jaunes avec des armes de guerre qui devraient être interdites.

Je pense que le pacifisme ne mène à rien. Ou alors, il y a aussi les actions de XR, une non-violence active : ne pas bouger, s’enchainer, j’admire vraiment ça.

Mais je n’ai aucune réponse dans mon film, je pense seulement que c’est une question à laquelle on ne peut pas échapper.

  • Même si nous avons tous les deux apprécié votre film, nous n’en sommes pas ressortis avec le même sentiment. Gaël était plutôt optimiste ; personnellement j’étais au final un peu déprimé par ce que dit le film d’une certaine impuissance face au système…

Les gens n’ont pas mis pied à terre. Ils continuent ! Les copines du hip-Hop sont soutenues par personne et c’est formidable ce qu’elles font. Elles leur donnent une colonne vertébrale. Ça, ça ne se perd pas. Comme Nordine le graffeur, il est toujours là ! Il a 50 ans, deux gamins et il continue à faire des tableaux et des graffs.

Je souscris au discours de Farid : attention si le hip hop veut rester rebelle il faut s’ouvrir et ne pas être consanguin. Dans le film je le montre, à cheval sur la frontière belge. Dans sa petite enfance, il jouait avec les gamins de l’autre côté. C’est une belle image qu’il essaye de transmettre à ses enfants : la force de la France c’est son métissage et je suis heureux de leur donner la parole.

Mélissa qui chante en créole et a accepté d’incarner Joëlle (en voix-off) c’est un cadeau du ciel. Elle m’a donné cette jeunesse que j’attendais. Car Joëlle est morte à 25 ans. Je voulais quelqu’un de gaie et enjouée.

Le plus difficile pour moi c’était de retrouver la voix. J’ai les photos, je l’imagine, je rêve d’elle encore mais je ne me souviens plus de sa voix… Par qui l’incarner alors ? Miracle : je l’ai entendue à Médiapart, et je me suis dit : c’est elle ! Gaël Faye m’a mis en contact ensuite.

Pareil pour Nach, pour la dernière séquence du film. Je voulais quelqu’un qui renouvelle le hip-hop qui soit pas dans codes. Le krump permet cela. Je l’avais vu danser, j’ai vu son solo Cellule j’ai été bouleversé. Elle sort la violence, l’expulse pour s’en libérer. Je lui ai demandé si elle pouvait faire en 4 minutes son solo de 40, ce qui est très compliqué pour elle. Je voulais aussi quelqu’un du rock alternatif dont je viens. Donc je l’ai mise avec Serge Teyssot-Gay. J’ai trouvé ça formidable que Nach accepte tout de suite. Serge a dit on ne répète rien on se découvre dans l’impro et ça a marché. Un autre cadeau du ciel. C’est ça qui fait que le film marche. Un artiste qui ne prend pas de risques dans le chaos actuel, ce n’est plus un artiste. J’étais mort de trouille pendant le tournage. J’ai vu la vitalité qui s’en dégageait et donc pour moi c’est un film de joie et d’espoir.

Le plus dur a été d’épurer les lettres de Joëlle que je lis en voix-off pour qu’elles fonctionnent avec les images. Ma voix n’allait pas du tout au début. J’ai voulu imité Chris que j’ai beaucoup connu et aimé. C’était une catastrophe. J’ai dû prendre une coach pour me fouetter et d’enlever le pathos de ma voix. C’était un effort terrible.

Mais ça reste un message d’espoir. 50 ans après, elle vit toujours en moi, comme mai 68. C’est ça que j’ai envie de transmettre.

  • La révolte et l’amour, ça me fait penser à ce que dit Alain Badiou ( dans Éloge de l’Amour), vous venez de la même histoire.

Oui tout à fait

  • De cette génération, il y a un reproche fait aux soixante-huitards ( Cohn Bendit, Glucksmann, Goupil…) celui soutenir aujourd’hui le pouvoir oppresseur. Gluskmann est au générique de ton premier film, il a travaillé dessus ?

(choqué) Non, non, pas du tout. Il est dans les remerciements parce qu’il avait travaillé sur un autre film pour lequel il a écrit un texte imbuvable.

En 68, toute la profession s’est mise en grève active : nos outils de travail ont été utilisés pour soutenir le mouvement. Chris Marker était à la base de ce regroupement. Tous les jours on se partageait des scènes. J’avais aucune idée politique, je voulais juste servir le peuple.

Quand on a ressorti les films on a décidé de mettre le même générique pour tous les films. Donc Glucksmann apparaît à la fin du mien mais il n’a pas participé.

A l’époque, on avait voté en AG qu’on ne signerait pas nos films. Il a fallu 40 ans que j’accepte de signer. C’est une leçon, et je suis paradoxal car dans ce film c’est en parlant de moi que j’ai pu parler de la révolution. Plus on est intime plus on est universel. J’étais incapable à l’époque de le dire.

  • Dans ce générique il est dit que la caméra a été mise entre les mains des travailleurs. Que pensez vous de façon dont les gilets jaunes se filment. Aujourd’hui où les outils d’enregistrements sont de plus en plus dans toutes les poches à travers les smartphones.

Justement on essaye avec des collègues de réunir ces films. Le 17 Novembre pour l’anniversaire de l’occupation des ronds-points on va se retrouver dans les ateliers Varan et on va analyser les différences. Je suis évidemment très intéressé par ça.

L’ Âcre parfum des immortelles, documentaire de Jean-Pierre Thorn. En salle.

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