Mektoub My Love Intermezzo : Adagio en Q majeur

Il ne manquait plus que ça pour faire de ce Cannes 2019 une édition historique. On avait quasiment eu tous les ingrédients d’une immense cuvée jusqu’ici : des maîtres en très grande forme (Almodovar, Malick, Bong Joon-Ho, Tarantino), la confirmation de quelques talents émergents majeurs de la cinéphilie mondiale (Sciamma, Mendonça Filho, voir Porumboiu), l’entrée en fanfare de quelques nouveaux noms de la Croisette (Ladj Ly, Diao Yi’nan, Mati Diop)… On a eu des acclamations, des enflammades, des premiers amours, des débats passionnés, des stars au rendez-vous. Il manquait juste un peu de soufre, le doux parfum du scandale, de la séance d’étripement par tweets interposés. Le film qui opposerait les gardiens du temple cinéphilique aux cris d’orfraie des déserteurs des salles. Ça tombe bien, cette avant-dernière journée de compétition nous le livrait sur un plateau, ce film.

Il faut dire que peu de cinéastes encore « respectables » aux yeux de la critique divisent autant qu’Abdellatif Kechiche, franc-tireur du cinéma français qui traîne derrière autant de récompenses prestigieuses que de casseroles derrière lui. Bon an mal an, Kechiche résiste à tout. Aux polémiques ayant entouré La Vie d’Adèle et ses coïts face caméra, puis au premier volet de sa saga Mektoub My Love, adaptée lointainement de La blessure, la vraie de François Bégaudeau. Aux problèmes financiers ayant entouré la production du Canto Uno, l’obligeant à vendre à sa Palme d’Or. Aux contentieux l’ayant opposé à ses techniciens, épinglés à de multiples reprises par des intermittents ayant travaillé sur ses films. A cette plainte déposée en octobre dernier pour agression sexuelle, avec une enquête encore en cours. Ou encore aux tribunes et interviews de certaines de ses actrices, Léa Seydoux en tête, obligée de s’exiler dans les colonnes des journaux étrangers (The Daily Beast, The Guardian) pour relater son expérience douloureuse avec le cinéaste. Peu importe, l’insubmersible Kechiche résiste à tout.

Alors l’insubmersible Kechiche a décidé de s’amuser son nouveau projet, deuxième épisode de l’univers Mektoub, intitulé Intermezzo. Comme son contrepoint musical, le réalisateur décide de faire une pause dans son récit, de le figer sur un instantané, une journée de fin de vacances, pour retrouver toute sa bande de jeunes sétois. On est à peine quelques semaines après la fin de Canto Uno, et après l’éveil de l’été et de la sensualité, vient la fin des beaux jours, la tombée de la nuit. Les corps deviennent plus moites, plus lourds, plus fatigués ; la tension monte et on décide de brûler les derniers instants des vacances sur le dancefloor. Bientôt l’automne, le temps de la rentrée pour certains, des grandes décisions pour les autres.

Le vice d’Abdel

L’« intermède » de Mektoub My Love s’ouvre et se referme quasiment sur la même image : celle d’un cul nul lascif mis en exergue par la présence du regard extérieur (un appareil photo dans la scène d’ouverture, une fenêtre replaçant le spectateur dans sa condition de voyeur dans le dernier plan). Entre ces deux plans, toujours des culs. Des culs partout. Des culs habillés, des culs nus, des culs rougis, des culs huileux, des culs pâles, des culs bronzés, des culs qui twerkent, des culs qui suent, des culs qui passent dans le champ, des culs qui se dessinent en arrière-plan, des culs qui sortent dans les conversations. Il y a des culs en permanence dans Intermezzo, 178 à en croire une de nos braves camarades badgées qui a entrepris de les recenser un à un. L’obsession de Kechiche pour le corps féminin a toujours balisé son cinéma ; ici, elle explose dans une sorte de délire orgasmatique.

« Vous n’arrêtez pas de dire que j’aime les culs, hein ? Et ben je vais vous en donner des culs, partout tout le temps, et sans raison ». Aucune ligne narrative ne se dessine dans cet Intermezzo (tout comme les intermezzos d’opéras, le film empruntant d’ailleurs une certaine musicalité dans sa structure), si ce n’est quelques pistes amoureuses et une intrigue qui sera sans doute celle sur laquelle se construira certainement le troisième volet sur lequel se construira le dernier volet de Mektoub My Love. Le film se construit autour d’une longue scène initiale sur une plage d’environ trois quarts d’heure, et de la soirée qui s’en suit dans une boîte de nuit, pendant donc 2h40 si notre capacité de calcul n’a pas été trop altérée par le faible sommeil des nuits cannoises. Dès cette longue introduction, Kechiche nous prévient : son film n’aura pour unique objectif que d’exposer, explorer et disséquer son obsession pour les formes féminines. Tout n’y est que lascivité voyeuriste et objectivation du corps réduit à sa plus pure expression sexuelle. Il ne se passe pas un plan sur cette plage qui ne se prête pas à cette obsession. Les femmes y sont filmées comme des proies qu’on entoure, à l’image de la petite nouvelle Marie (Marie Bernard), Parisienne de passage dont Tony et Aimé s’amusent à savoir si elle est quand même bien majeure au passage.

Ce soir c’est la Male Gaze Party

Chaque personnage féminin est immédiatement rattaché à son cul, à son décolleté, à sa longue chevelure, ou aux hectolitres de lotions et fluides diverses qu’elles se tartinent sur le corps pendant trois quarts d’heure. Elles n’existent devant la caméra que les attributs de leur féminin qui émoustillent les sens du cinéaste Kechiche. Et ce sera le cas tout au long du film et de cette interminable séquence de boîte de nuit prétexte à tous les déhanchements sensuels filmés ad nauseam. Il convient à ce moment de faire évidemment le distinguo : le problème ne se situe pas dans ses personnages, dans les corps de ces actrices (sublimes au demeurant) que Kechiche filme, ni même dans leurs comportements ou le choix de vivre leur féminité, mais dans le regard que Kechiche pose sur elle. Le regard lubique du mec qui les observe danser comme des bouts de chair filmés en contre-plongée, en gros plan, dans tous les sens, et à tout instant. Désormais, quand il faudra expliquer pour la 38727ème fois ce qu’est le male gaze, on pourra piocher à foison dans n’importe quelle scène d’Intermezzo.

Certes cet Intermezzo est brûlant dans sa forme, mais il est aussi emblématique des dynamiques de genre dans le cinéma de Kechiche. Il est toujours fascinant de voir un cinéaste toujours prompt à capturer le moindre courbe féminine, à modéliser chaque fessier ou chaque poitrine comme une imprimante 3D, se refuser à se poser sur le corps des hommes. Pour 178 plans de cul féminins, pas la moindre trace de nudité masculine. Et c’est un choix très clairement conscient, comme on peut s’en rendre compte dans l’un des derniers plans du film, où la caméra évite avec une dextérité fascinante de s’aventurer sur la bite d’un de ses héros. Le corps masculin dégoûte Kechiche, il ne l’intéresse en aucun cas. Il n’y a que le corps des femmes qui vivote dans son esprit. Et d’ailleurs quand les femmes parlent entre elles, elles parlent de ça, de la magnificence de leur corps, et de la beauté de leurs culs. Car il n’y a que les culs de femmes qui peuvent être beaux chez Kechiche. Un beau cul d’homme, c’est déjà un cul de femme comme le disent entre elles deux de ses héroïnes.

Excursion inhabituelle d’Abdellatif Kechiche sur la question du consentement

Ah et oui, il y a un long cunilingus de 13 minutes, au fond très anecdotique, pensé comme une scène de jouissance féminine mais filmé avec le sens de la performativité très emblématique d’une pornographie très masculine. Mais bon, ça ça reste à débat, et très honnêtement, le problème du film est loin d’être là.

Twerk in Progress

Bien évidemment, face à ceux qui verront dans ce film un geste de provocation ultime, une proposition radicale et jusqu’au-boutiste, se retrouver dans celui du rabat-joie n’est pas forcément le plus flatteur. Peu importe l’issue de la situation, peu importe ce qu’il restera de Mektoub My Love : Intermezzo dans cinq, dix, quinze ans, il est sain que le film de Kechiche fasse scandale. Il est sain qu’il puisse s’incarner dans des invectives et des débats à bâtons rompus entre ceux qui le vénèrent, quitte à tout lui excuser, et ceux qui s’en insurgent, au risque de passer à côté de ses qualités. Car oui, Kechiche n’est pas devenu en un claquement de doigts un vulgaire réalisateur de téléfilms érotiques à la chaîne comme aux plus grandes heures du dimanche soir. Intermezzo, y compris dans ses scènes les plus crues et voyeuristes, reste traversé de moments de cinéma. Et son visionnage en l’état (le film, remonté en urgence pour être amputé d’une demi-heure qui devrait au final revenir, n’est même pas complètement étalonné et ne propose ni générique de début ni de fin) reste quoi qu’il en soit de ces expériences qui marquent indélébilement le parcours d’un cinéphile. Parce que c’est un objet filmique incandescent dans les sens du terme. Et parce qu’on s’échangera dans dix ans, quand on sera devenus des vieux badges rose pastille blasés, les souvenirs émus du « Bordel, tu te rappelles le soir où on est sortis sur les rotules du Kechiche en 2019? »

On peut reconnaître à un film son ambition, sa vision tout en la trouvant moralement détestable et estimer qu’il est parfaitement concevable que des spectateurs (et spectatrices) s’en émeuvent. Mektoub My Love : Intermezzo est en soi un objet conçu pour être détestable et détesté, construit de la part d’un personnage qui a bien compris qu’il ne s’affranchirait jamais de ses zones d’ombre et qui a décidé d’y aller trouver la sève de son art. Il est bon parfois de jouer les pisse-froids pour rappeler la souffrance que le cinéma et la création peuvent occasionner sur ceux qui le créent (cf cette très étrange situation autour de la pauvre Ophélie Bau, balancée au cœur de toutes les rumeurs hâtives suite à son absence des séance, photo call et conférence de presse du film) et sur ceux qui l’expérimentent. On peut mépriser le regard d’un artiste tout en considérant qu’il est sain de laisser exploser les opinions de chacun. C’est aussi comme ça que vit, et que vivent les grands festivals. Et autant l’auteur de ces lignes estime qu’il faut que ce film termine le plus loin possible de tout palmarès, autant il est indéniable que Mektoub My Love : Intermezzo aura contribué à projeter un peu plus ce 72ème Festival de Cannes dans la cour des grandes, très grandes éditions cannoises.

Mektoub My Love : Intermezzo d’Abdellatif Kechiche, avec Ophélie Bau, Shaïn Boumedine, Hafsia Herzi…, en Compétition officielle, date de sortie française encore inconnue

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