The Dead Don’t Die : L’humeur noire de Jim Jarmusch

L’heure des retrouvailles a sonné. Pour l’ouverture de sa soixante-douzième édition, Cannes a fait appel à un ami de longue date, Jim Jarmusch, pour ouvrir les festivités d’un cru qu’on espère depuis son annonce particulièrement savoureux. D’ailleurs ça tombe bien, Jarmusch a eu l’idée pour son dernier film d’en faire une sorte de Who’s Who de son propre cinéma. Bill Murray, Tilda Swinton, Adam Driver, Chloë Sevigny, Tom Waits, Steve Buscemi, Danny Glover, Selena Gomez… Si la réunion de famille prend ici des allures de red carpet idéal, l’alignement des astres en devient parfait pour une cérémonie d’ouverture.

D’alignement, il en est justement question dans The Dead Don’t Die, son treizième long-métrage. Celui de la Terre en occurrence, la planète se désaxant sous l’action de la fracture de la calotte polaire par l’homme. Dans la bucolique cité de Centerville, la nuit ne tombe plus comme avant, il fait jour jusqu’à 22h, la Lune se teinte d’un halo phosphorescent violet, et surtout, une fois la nuit tombée, les morts reviennent à la vie pour étriper les vivants. Des policiers débordés (Bill Murray, Adam Driver, Chloë Sevigny) aux commerçants locaux (Caleb Landry Jones, Danny Glover) en passant par le redneck raciste du coin (Steve Buscemi en parodie de trumpiste), une étrange combattante solitaire (Tilda Swinton) et ou des hipsters en villégiature de Cleveland (Selena Gomez), tous vont se retrouver au cœur d’une invasion de morts-vivants pas comme les autres.

Du film de zombies au film-zombie

On comprend très rapidement la démarche avec laquelle opère Jarmusch, laquelle rejoint plus ou moins, y compris dans ses limites, celle de son Only Lovers Left Alive. Si ce dernier se transformait en film-vampire semblant planter ses crocs dans la mélancolie de son tandem principal, The Dead Don’t Die devient autant un film-zombie qu’un film de zombies. Rien que son rythme syncopé et sa démarche claudiquante miment le mort-vivant se traînant vers sa proie-spectateur. Constamment à la recherche de cerveaux pour se repaître, le film de Jarmusch se nourrit de tout ce qu’il trouve sur son chemin, en l’occurrence ici une succession de genres cinématographiques divers : le film de zombies en lui-même et particulièrement le cinéma de George Romero (on y reviendra), mais aussi le road-movie, le film d’arts martiaux, la satire politique, le polar, la science-fiction ou encore le film de course-poursuite.

Ce qui intéresse ici Jarmusch, ce sont moins ses personnages qui n’ont en soi aucune existence propre que ce qu’ils représentent en termes de genre. Sa méthode reste constamment la même : dévitaliser chacun de ses cobayes comme la victime d’une morsure voit son corps se putréfier membre après membre. On peut trouver la manœuvre répétitive, moqueuse voire vaine, mais cette vanité participe du message même du film. Incantation pré-apocalyptique, The Dead Don’t Die en devient surtout un étrange objet composite capable cependant, telle une créature de Frankenstein, de donner une unité (fût-elle monstrueuse) à ses différentes parties rapiécées entre elles : c’est un film où les coups de katana n’ont aucune inertie, où le sang de zombies se désagrège de lui-même et où l’on décapite du mort vivant dans un bolide lancé à 12 km/h. Sans être anti-spectaculaire, The Dead Don’t Die est un contre-pied permanent aux conventions du cinéma de genre (ce qui en montre donc une certaine conscience), qui semblent se zombifier d’elles-même.

Car le message de Jarmusch est très clair : le zombie est déjà en nous, nous le portons et son apparence pustuleuse n’est que le reflet d’un miroir intérieur. Sans trop en dévoiler de l’intrigue, on comprend très vite l’influence de Romero, dont Jarmusch épouse la figure politique du mort-vivant comme critique de la société de consommation. Mais même ici, la portée politique du film s’auto-épuise par le grotesque, en témoigne le laïus final du personnage de Bob l’Ermite, incarné par Waits, interminable et redondante litanie anti-consumériste. The Dead Don’t Die est par ces aspects profondément nihiliste, au point de s’égarer dans ses effets (pourquoi ces discussions méta-fictionnelles entre Bill Murray et Adam Driver ?) et surtout de réduire la portée de son impact.

Jim le Fataliste

The Dead Don’t Die ressemble à une récréation pour Jarmusch, bien content de faire mumuse avec tous ses compagnons de cinéma. Et ces derniers non plus ne boudent pas leur plaisir, en particulier une Tilda Swinton en roue arrière sur l’autoroute de l’auto-parodie, improbable ninja écossaise qui pousse la parodie jusqu’à ses confins. Une récréation inquiète cependant, voire fataliste, probablement consciente de l’incapacité de l’homme à se remettre en cause. Jarmusch se défend d’avoir réalisé un film aussi frontalement nihiliste (et qui s’annonce comme tel d’entrée par Adam Driver). Est-ce du déni ou serait-on vraiment passé à côté de quelque chose ?

On rit souvent devant l’incongruité et l’énormité des situations mais The Dead Don’t Die est tout sauf une comédie. C’est un film angoissé, résigné, moins cynique qu’il n’y paraît derrière ses traits d’esprit. Parce qu’il ne cherche pas à être quoi que ce soit au moment où l’Apocalypse, il apparaît comme un petit objet de cinéma, qui ne concourra certainement pas pour grand-chose tant il refuse de nous donner quoi que ce soit, y compris la performance. Et s’il irrite parfois par sa propension à jamais s’enflammer, The Dead Don’t Die reste une belle ouverture en douceur pour Cannes. Boiteuse, maladroite, inconséquente mais aussi anxieuse, spirituelle et radicale. Une bonne allégorie de la condition du zombie en quelque sorte.

The Dead Don’t Die, de Jim Jarmusch, avec Bill Murray, Adam Driver, Chloë Sevigny, présenté en Compétition Officielle, sortie en salles le 14 mai

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1 thought on “The Dead Don’t Die : L’humeur noire de Jim Jarmusch

  1. J’ai personnellement beaucoup apprécié les parties très lentes et très « il ne se passe rien » du film. Au contraire du côté parodique un peu trop poussé qui m’a parfois faite rouler des yeux (c’était un peu comme si le film se discréditait lui-même à mes yeux, en faisant trop de trop. De même, le message moralisateur m’a semblé trop rabaché. Bien sûr qu’il est intéressant de faire un retour sur la vision « romérienne » du zombie après qu’il soit quasiment devenu pure mode (faut dire que ça vend bien l’apocalypse) mais pas besoin d’en faire huit couches…
    Du coup je suis assez d’accord avec cette critique, à la fois c’était un film distrayant avec de bons moments, à la fois on n’imagine pas trop le voir gagner des prix à Cannes…

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