Gamer : Le cas Sentsov

Dans l’intimité d’une séance organisée sur le pouce à la Cinémathèque, au sein d’une petite foule effervescente devant l’ambassade parisienne de Russie en septembre dernier : Gamer, unique long métrage du cinéaste Oleg Sentsov (qui avait auparavant réalisé deux courts, et avait des projets en cours d’aboutissement, comme son Film Rhino, brutalement interrompu), a eu l’occasion d’être projeté en France de manière revendicatrice, en gage de soutien au cinéaste et producteur ukrainien dans un état de santé critique puisque venant d’interrompre il y a quelques jours seulement, une grève de la faim qui durait depuis le mois de mai.

Oleg Sentsov : né à Simferopol en République de Crimée (le point sensible), arrêté en 2014 par la FSB suite à ses prises de position quant à l’annexion de son pays natal à la Fédération de Russie, condamné à 20 ans de réclusion dont il purge actuellement la peine dans un centre pénitencier de Sibérie, est devenu populaire pour le scandale dans lequel il est plus qu’impliqué, et qui fait objet d’une médiatisation dont se mêlent des grands noms du cinéma (qui réclament sa libération dans une pétition suite à son état critique du à sa grève de la faim. On y retrouve Pedro Almodovar, Ken Loach, Wim Wenders ou Arnaud Desplechin). Le drame est tel que si toute cette infamie était restée dans la confidence, Oleg Sentsov serait lui resté un artiste méconnu et quasiment apatride au sein de son berceau, dont il est intéressant de relier le contexte, au patrimoine cinématographique international. En effet, dans les limites de son hérédité, la Crimée (et l’Ukraine) offre une culture de l’art plutôt étroite et peu émergente : l’histoire du cinéma ukrainien est en partie liée à celle du cinéma soviétique en général. C’est seulement fin des années 90 que l’art du grand écran se remodélise avec une modernisation des salles dans les plus grandes villes ukrainiennes, et l’émancipation de la distribution dans le pays. Quant à la réalisation, on retrouve peu de noms célèbres, du moins Dziga Vertov, réputé pour son œuvre avant-gardiste et expérimental L’homme à la Caméra.

Oleg Sentsov

La résonance du cas d’Oleg Sentsov tient du contexte dans lequel il évolue, et le cinéaste, sans tout ceci, serait malheureusement resté un artiste confidentiel, et son film, une œuvre dans l’oubli. Malgré tout, Gamer, reçoit un chaleureux accueil de la critique, et est projeté pour sa première au festival de Rotterdam en 2012. Sans être connu, c’est un film reconnu qui mérite d’être vu de par son apport sociopolitique, comme un devoir et un désir chez le spectateur d’adhérer à la cause d’un fait sensible.

L’œuvre en elle-même est dérangeante, rudimentaire dans la manière de filmer, comme dans la diégèse même, elle se voit comme un véritable et complet reflet d’une société dont les conditions de vie se donnent à l’écran comme abjectes, dépassées, mais surtout pauvres et malheureuses (surtout pour nous, cinéphiles bénéficiant en France d’une proposition cinématographique plutôt abondante et diversifiée). Le film, quelque peu autobiographique, met en scène un jeune protagoniste, Alex (dit Koss, son « blaze »), qui délaisse des études au profit de sa passion pour les jeux vidéo, où il excelle et devient rapidement l’égérie des jeunes joueurs de son quartier, et même au-delà de ces frontières. Lui n’est pas très fanfaron, il affiche le plus souvent un visage triste et renfermé, blasé, presque mutique, et n’a de discussions qu’avec sa bande d’amis autour de bouteilles d’alcool dans des bars, ou devant l’écran miteux d’un vieil ordinateur d’une sorte de cybercentre local. L’image de la mère n’apparaît pas comme rassurante, ou vraiment bienveillante : c’est une femme qui ne semble plus avoir d’emprise sur son enfant, voué à lui-même, et qui, grâce à son talent de joueur, peut aussi ramener quelques ronds dans le foyer familial où il vit toujours. Gamer est un drame dans sa forme, dans la construction psychologique de ce personnage d’Alex insatisfait de son existence, et prend parfois des tons expérimentaux plutôt modernes : des images en plein écran de jeux vidéo accompagnées d’un bon vieux Linkin Park, amenant à la narration une étrange poésie (à la manière de Jonathan Vinel dans son court métrage Martin Pleure, suivant un personnage de jeu vidéo dont le réalisateur romance l’histoire grâce à une narration extérieure).

À l’image de Gamer, l’histoire d’Oleg Sentsov est un drame sans fin, mais aussi une tragédie qui semble s’éterniser, même si la mobilisation se densifie au fil des jours, et les informations le concernant sont de plus en plus fréquentes : s’il n’est pas mort de faim, son état est désormais irréversible, et loin encore d’être libéré, le monde entier lui attribue des distinctions comme signe de reconnaissance, afin de montrer une présence consciente du sujet en question. Ainsi, ce véritable cinéaste s’est vu remettre à l’unanimité le statut de citoyen d’honneur de la Ville de Paris, mais aussi le prix Sakharov « pour la liberté d’esprit » le 25 octobre dernier, décerné chaque année par le parlement européen aux personnes apportant « une contribution à la lutte pour les droits de l’Homme dans le monde ». Aujourd’hui, Oleg Sentsov affirme que son état de santé s’améliore peu à peu, mais toujours emprisonné, le monde entier continue de réclamer haut et fort sa libération. Il paraîtrait même que, selon un ami du cinéaste dont les propos ont été recueillis dans une lettre, qu’Oleg aurait assez d’énergie pour continuer à travailler sur des scénarii dont il envisagerait d’en achever certains d’ici peu, et tant mieux !

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