Arras Film Festival 2018 : Rencontre avec Judith Chemla et Elise Otzenberger – Lune de Miel à Zgierz 

Présenté en avant-première ce lundi à Arras, Lune de Miel à Zgierz est la première réalisation de l’actrice Élise Otzenberger. Comme beaucoup de premiers films, elle y développe un thème hautement personnel: la transmission de la mémoire de la Shoah par les descendants des communautés juives polonaises qui ont quitté leur pays natal suite à la guerre. Judith Chemla et Arthur Igual incarnent un couple fraîchement marié se rendant à Zgierz, village de naissance de la grand-mère du jeune homme, pour la commémoration des 75 ans du massacre des juifs de Zgierz. C’est aussi l’occasion pour son épouse de partir sur les traces de sa propre grand-mère dont elle ignore tout du lieu de naissance.

Abordée sous l’angle de la comédie fantaisiste, cette histoire méritait bien qu’on en discute en détail, à l’heure où la résurgence des mouvements néonazis n’a jamais été aussi forte à travers le monde, suivant le mouvement de libération de la parole néo-fasciste, de Charlottesville à Pittsburgh, mais aussi en Pologne elle-même sous l’impulsion du parti Droit et Justice (le PIS) des frères Kaczynski et du président actuel Andrzej Duda. Ou bien encore en France avec le démantèlement d’une structure terroriste d’extrême droite où officiaient d’anciens policiers et militaires. Le président Macron, pour sa part peut rendre hommage à Pétain figure de la collaboration française avec le régime nazi et en même temps être là cible d’un projet d’un acte violent provenant d’un groupe d’extrême droite. Nous débutons l’entretien avec Judith Chemla avant qu’Élise Otzenberger ne nous rejoigne.

Judith, comment vous êtes-vous retrouvée sur ce projet? Élise a-t-elle immédiatement pensé à vous ? 

JC : Ça a été assez compliqué. Élise a rencontré plusieurs producteurs, car elle voulait vraiment faire le film dont elle avait envie. À ma connaissance, elle a rencontré deux autres actrices. Mais on a fait quelques séances de travail ensemble, car le rôle n’est pas évident. J’avais vraiment très envie de ce rôle.

Comment s’est passée la rencontre avec vos partenaires ? 

JC : Je connais Arthur depuis l’époque du lycée. On n’était pas copains comme cochons comme maintenant. On avait déjà cette petite histoire commune ensemble qu’on a réussi à développer sur le tournage.

[Élise Otzenberger nous rejoint et s’installe, portée par ses béquilles à cause d’une cheville foulée]

Pour un premier film avec un scénario tel que celui-ci de Lune de Miel à Zgierz, je me doute qu’il y a là une dimension très personnelle… 

EO : Ah non non, pas du tout ! Non, je rigole ! (rires)

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous emparer de ce sujet si difficile ? Est-ce que c’est intimidant pour une jeune réalisatrice ? 

EO : Ce n’était pas vraiment intimidant, car c’était très important pour moi de passer à la réalisation. J’ai passé très longtemps à travailler dessus et j’écris sur des choses personnelles depuis toujours. Ça me semblait être l’idée que j’avais envie de raconter donc ça n’a pas été un poids particulier.

Pourquoi Zgierz ?Je comprends le choix de la Pologne, mais qu’est-ce qui vous a orienté vers ce village en particulier ? 

EO : Le point de départ du film, c’est un voyage que j’ai vraiment fait à Zgierz. Ça me tenait à cœur de garder cette ville, car c’est celui où est né le grand-père de mon mari et où a vraiment eu lieu la commémoration que l’on voit à l’écran. Je ne voulais pas tricher là-dessus, les lieux comme le cimetière sont les mêmes. Après, j’ai ajouté de la fiction au cours du processus d’écriture, qui a été assez loin. Je ne voulais pas en faire un documentaire, je me suis dégagée de toute forme d’autobiographie.

Et comment s’est passée votre rencontre avec Judith ? 

EO : Je voulais vraiment que ce soit elle, après les réalités du cinéma et de la production sont ce qu’elles sont. Quand on est une réalisatrice débutante, on n’est pas toute seule à décider, on est soumis à d’autres pressions. Mais j’ai eu de la chance que Judith ait aimé le scénario et accepté dès le départ.

Faire exploser une parole tue pendant de nombreuses années

Justement, à propos de ce scénario, le film traite d’un sujet très délicat, le poids de l’héritage de la Shoah chez les descendants de la communauté juive polonaise exterminée pendant la guerre. Vous choisissez de le traiter sous l’angle de la comédie et de la comédie romantique. Comment avez-vous abordé la question du genre de sorte qu’il vienne nourrir et pas parasiter le propos ? 

EO : Je n’ai jamais écrit ce scénario en me forçant à écrire une comédie sur ce sujet. J’ai naturellement tendance à injecter beaucoup de fantaisie dans ce que j’écris, donc ça s’est fait de manière naturelle aussi ici. Le fait qu’Adam et Anna appartiennent à la troisième génération de descendants, et qu’ils ont forcément une approche différente de celle de leurs parents, leur offre une certaine liberté, sans qu’ils prennent cela à la légère. Ça leur permet de bousculer les choses et de faire exploser une parole tue pendant de nombreuses années.

Un des points qui m’a le plus fasciné dans cette histoire, c’est la différence du rapport qu’ont Hannah et Adam par rapport à leur propre histoire. Adam connaît l’histoire de sa famille et le lieu de son origine tandis qu’Anna en ignore tout. Est-ce que cette dichotomie est arrivée dès le début du processus d’écriture ? 

EO : Oui, complètement. À la fois parce que c’est personnel, mais aussi parce que je trouvais cette différence belle, qu’elle nourrissait la dynamique de leur couple. J’avais envie de quelque chose d’un peu magique, un peu conte de fées, dans la manière dont leurs histoires se répondent.

Et vous Judith, comment avez-vous abordé cela en tant qu’actrice, notamment vis-à-vis de votre partenaire ? 

JC : Élise nous a donné beaucoup de « nourriture », de livres, de récits, de romans, de films sur tout ce monde disparu de la communauté juive d’Europe de l’Est. Ça a créé une mémoire chez moi, ouvert mon imaginaire. Et le fait que les dialogues soient drôles, fluides et vivants font que c’est au final assez facile de rentrer dans le texte et de plonger dans le personnage.

J’avais besoin de faire ce film, car je suis régulièrement terrifiée à l’idée que l’on n’en parle plus.

Comment s’est passé le tournage in situ, en Pologne ? 

EO : Ça s’est très bien passé. On avait une équipe à majorité française, mais avec une production exécutive polonaise, très présente sur les tâches du quotidien. Il y a beaucoup d’acteurs polonais dans le film, ce qui rend la discussion sur le plateau très intéressante. Tout cela les rendait parfois intéressés, parfois curieux. Là où ça a parfois été plus compliqué, c’était sur les repérages, y compris dans les petits villages, car les gens ont parfois beaucoup de mal à parler de ces histoires. Particulièrement en ce moment, depuis l’accession de l’extrême-droite au pouvoir…

Ce que vous montrez dans le film d’ailleurs, avec ce « Disneyland de la Shoah » à Cracovie et le merchandising nazi… 

EO : Ils n’ont pas attendu l’extrême-droite pour avoir ça, c’est latent depuis très longtemps. Mais surtout, lorsqu’on a tenté d’obtenir des subventions du gouvernement polonais pour tourner sur place, on a trouvé porte close, c’était inenvisageable. Mais ça ne nous a pas empêchés de faire beaucoup de rencontres avec des gens et d’avoir avec eux des conversations très riches sur leur douleur et leur envie de parler de ces choses-là. Après, on a beaucoup côtoyé des milieux plus artistiques en Pologne, où la parole est plus libérée.

L’histoire du film est celle de la transmission et d’une forme de réconciliation avec le passé, y compris au sein de la cellule familiale. Êtes-vous optimiste à ce sujet ou avez-vous peur qu’à terme ces histoires, comme les lieux, aussi disparaissent ? 

EO : Ça me fait très peur. J’avais besoin de faire ce film, car je suis régulièrement terrifiée à l’idée que l’on n’en parle plus. C’est une névrose personnelle. J’essaie d’être optimiste, mais j’ai naturellement tendance à être l’inverse. C’est pour qu’il faut parler, que la mémoire continue à exister, car les témoins disparaissent. Après, je pense, de cette transition va naître une nouvelle manière d’en parler. Peut-être qu’on ne sera plus que dans le témoignage et qu’il en naîtra quelque chose de très riche, mais différent. Il va falloir inventer ces nouvelles formes, et surtout, rester vigilants.

Lune de miel à Zgierz d’Élise Otzenberger, avec Judith Chemla, Arthur Igual, Brigitte Roüan, date de sortie en salles encore inconnue 

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