The Intruder : sortie inédite d’un Roger Corman sur le KKK

Nous sommes en plein mois d’août, et voilà qu’un film de Roger Corman sort au cinéma pour la première fois en France. The Intruder (I Hate Your Guts pour son titre original, cadeau pour vos discussions avec votre mamie cinéphile) date de 1962 mais a beaucoup de points communs avec un autre film, sorti lui en plein mois d’août également : BlackkKlansman de Spike Lee. Coup de génie ou simple coïncidence ? Connaissant le distributeur français, Carlotta, on penche plutôt pour la première option.

The Intruder est l’adaptation d’un roman de 1958 : l’action se passe à Caxton, petite ville du sud des Etats-Unis, peu de temps après la fameuse décision de la Cour Suprême de mettre fin à la ségrégation des écoles (1954, Brown v. Topeka Board of Education). L’intrus en question, c’est un bel homme très élégant vêtu d’un costume aussi blanc que lui ; il se révèle rapidement être membre de « la société », c’est-à-dire le KKK dans sa version plus sournoise. Son but ? Motiver la population à se rebeller contre les jeunes lycéens noirs qui vont rejoindre le lycée anciennement réservé aux blancs. Mon but ? Vous pousser à visionner une des œuvres le plus intéressantes de la carrière de Corman. Parce que The Intruder ne fait pas que s’en prendre aux méthodes infectes des fachos endimanchés, il s’en prend aussi au racisme inhérent à la petite ville du sud des Etats-Unis, et par extension à celui de toute la société occidentale.

En France en 2018, les utilisateurs Twitter qui interagissent avec Rokhaya Diallo ressemblent à ça. (Ceci n’est pas une blague, je vous invite à vérifier par vous-même).

Notez bien la date de sortie du film : 1962. Nous sommes en plein cœur de la lutte pour les droits civiques, bien avant même que la lutte noire active s’impose dans la culture médiatique. Comment peut-on sortir un truc pareil à ce moment-là ? La réponse est simple : il faut s’appeler Roger Corman. Devenu maître dans le film de genre à très petit budget, Roger (je peux l’appeler par son prénom, on a échangé des mails une fois) est avant tout producteur, ce qui lui a longtemps permis d’exister en marge des studios. Et la marge, ça sert à s’exprimer politiquement. Malheureusement, c’est plutôt lors de la distribution que la tâche a été difficile… Pas grand monde n’a voulu se mouiller. Aussi ce film fut pendant très longtemps la seule production Roger Corman à avoir perdu de l’argent et ce malgré son budget riquiqui de 80 000 dollars. A titre de comparaison, sachez que Robert Downey Jr. a été payé 30 millions pour jouer dans Captain America Civil War. Vous me direz l’inflation tout ça blablabla, mais tout de même, je souhaitais pointer du doigt un instant l’absurdité totale du salaire de Tony Stark. Passons.

Habitué à filmer les monstres explicites, voilà que Roger Corman montre son aversion pour ceux qui savent se faire plus discrets. Pour se faire, il emploie les codes du film noir à merveille, et place dans son premier rôle un acteur peu connu à l’époque : William Shatner. Pour un fan de Star Trek, c’est quelque chose : voir le capitaine James Tiberius Kirk, champion de l’égalité entre les peuples, de l’humanisme et du pacifisme, faire un discours raciste et haineux, ça fait plutôt mal au cul. Et puis si vous êtes friand de son jeu d’acteur, c’est à voir absolument puisque Shatner n’a jamais été aussi bon que dans ce genre de film. Dès qu’il y a du surjeu, des excès de mise en scène, il peut s’en donner à cœur joie. C’est à travers lui et son personnage que le film dépasse son contexte historique et peut parler au plus grand nombre : le racisme en costume, ça n’est pas réservé aux évolutions du KKK. N’oublions pas qu’en France, nous sommes passés d’abord par Ordre Nouveau, puis par le Front National, puis par Marine sans Le Pen. Sans parler des récupérations politiques des discours sur l’insécurité par tous les autres partis, ceux de droite qui font croire qu’ils ne sont pas extrêmes et ceux de droite qui font croire qu’ils sont de gauche.

Heureusement, face au monstre en costard se dressent trois hommes : un journaliste local, un enseignant et un représentant de commerce. On reconnaît bien là l’héroïsme selon Roger Corman : ceux qui ont du bon sens sont les bons libéraux, et les éduqués. Nous sommes toujours et encore dans la marge.

Mais si The Intruder est déjà intéressant en soi, il le devient davantage lorsque l’on cède à la comparaison avec le film de Spike Lee. Il est impossible de faire l’impasse dessus, du fait de la proximité des sujets et des dates de sortie chez nous. Ainsi nous avons droit à deux portraits du KKK moderne, par un réalisateur blanc et un réalisateur noir. La différence de traitement est flagrante et montre bien la nécessité d’avoir un cinéma diversifié pour que les points de vues et angles d’approches se multiplient : dans le film de Corman, les personnages noirs sont à peine des personnages. Aucun d’entre eux n’est maître de son destin, ils ne font que subir et sont systématiquement à la merci des décisions des blancs. Que cela soit des gentils blancs, ou des méchants. Ron, dans le film de Spike Lee, mais aussi la militante Patrice, sont les acteurs du film. Ils dépassent les personnages de blaxploitation qu’ils énumèrent avec amour ; autrement dit, pendant que le fascisme change l’emballage sans toucher au produit, le cinéma lui se réinvente. Celui qui gagnera, c’est celui qui n’est pas périmé depuis qu’il existe.

The Intruder, un film de Roger Corman avec William Shatner. En salles le 15 août 2018 (sortie originale : 1962)

https://www.youtube.com/watch?v=I2qRbzB7Jr0

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