Prenez garde à la Sainte Putain

Depuis le 11 avril (et jusqu’au 16 mai), la Cinémathèque organise un cycle autour du cinéaste Rainer Werner Fassbinder. Entre projections, rencontres, conférences et spectacles cet événement organisé par l’institution française tend à rappeler l’importance de l’artiste allemand dans l’Histoire du septième art. Flirtant sur cette rétrospective, le distributeur Carlotta Films ressort en ce moment même au cinéma une partie de la filmographie (15 films) de Fassbinder en version restaurée. Un événement qui n’est pas prêt de s’arrêter puisque le Cinématographe de Nantes, en partenariat avec le Centre Culturel Franco-Allemand de Nantes, propose lui-aussi actuellement une rétrospective Fassbinder (jusqu’au 19 mai). Enfin, du 4 mai au 1er juillet, ce sont les Lyonnais-es qui pourront bénéficier d’un événement du même ordre puisque l’Allemand sera célébré à l’Institut Lumière.

Venu du théâtre (il a fondé sa propre troupe : l’Antiteater), Rainer Werner Fassbinder fut une figure de proue de ce que l’on appelle communément « nouveau cinéma allemand » (Herzog, Wenders, Syberberg et autre Schroeter) (1975-7982) issu du manifeste d’Oberhausen (1962) qui annonce la mort du « vieux cinéma » et la croyance dans un « nouveau » et « jeune cinéma ». Ce « jeune cinéma » allemand vivra de 1962 à 1967 et sera porté par Alexander Kluge, Edgar Reitz ou Peter Schamoni.

De fait, il est important de revenir sur ce changement dans le cinéma allemand. Un changement qui intervient suite à une situation s’y prêtant favorablement. Politiquement tout d’abord, le monde fait face à de nombreuses révoltes et révolutions (mai 68, printemps de Prague, décolonisation), les guerres sont nombreuses (Algérie, Vietnam, Kippour) tout comme les dictatures (Argentine, Chili), les États-Unis et l’URSS continuent leurs affrontements indirects. Économiquement, après une période de forte croissance, les crises reprennent (suspension de la convertibilité du dollar (1971), crises du pétrole (1973 et 1979)) et le capitalisme est une nouvelle fois inquiété (rapport Meadows) avant de se durcir (Chicago Boys, Margaret Thatcher). Culturellement, enfin, c’est Woodstock, les Beatles, Doors, Pink Floyd et autres Rolling Stones. Dans cette atmosphère contestataire et mouvante, le cinéma n’est pas en reste. Le cinéma gore et X repoussent les « frontières » du représentable. Bertolucci, Ferreri, Godard, Oshima ou encore Pasolini se radicalisent et avec eux, le cinéma d’auteur en général. Le cinéma expérimental trouve une seconde jeunesse avec le found footage et le cinéma structurel. Hollywood est investi par ces cinéastes cinéphiles que sont Altman, Bogdanovich, Cassavetes, Coppola, De Palma et Scorsese et qui formeront ce « nouvel Hollywood ». Le cinéma français venait d’avoir sa nouvelle vague, le cinéma allemand ne pouvait donc pas rester passif. Il se devait d’être critique, politique et libertaire.

C’est dans ce contexte singulier que baigne Rainer Werner Fassbinder. Cinéphile et artiste pluridisciplinaire, il dispose d’une filmographie de 27 films auxquels s’ajoutent 16 œuvres télévisuelles. De 1966 à 1982 (date de sa mort), l’Allemand a donc réalisé 43 fois. Une filmographie imposante que Carlotta Films nous permet de revisiter partiellement en ce moment avec 15 œuvres restaurées actuellement en salles : L’Amour est plus froid que la mort ; Le bouc ; Le marchand des quatre saisons ; Les larmes amères de Petra Von Kant ; Martha ; Tous les autres s’appellent Ali ; Effi Briest ; Le droit du plus fort ; Roulette chinoise ; L’année des treize lunes ; Le mariage de Maria Braun ; L’Allemagne en automne ; Lola, une femme allemande ; Le secret de Veronika Voss et enfin, Prenez garde à la Sainte Putain. Ce dernier film, malheureusement méconnu contrairement au Mariage de Maria Braun, à Tous les autres s’appellent Ali ou encore aux Larmes amères de Petra von Kant, a une importance toute particulière dans la filmographie de Fassbinder. En effet, il clôture ce que certain-e-s ont qualifié de films d’avant-garde pour déboucher sur les mélodrames et l’ouverture vers l’international de l’Allemand : un film clé en somme.

De ce tournage catastrophique et aux multiples conflits naquit l’idée d’un film réflexif et cathartique sur le cinéma : Prenez garde à la Sainte Putain.

En 1971, Rainer Werner Fassbinder sort dans l’indifférence générale son western : Whity. Tourné en Espagne, ce mélodrame aux allures de western spaghetti reprend les termes récurrents du cinéma bavarois (sexualité(s), dysfonctionnement des rapports humains et impossibilité de trouver sa place dans la société). Whity aurait pu sombrer dans l’oubli si l’expérience de tournage n’avait pas été si éprouvante pour Harry Baer, Hanna Schygulla et Rainer Werner Fassbinder lui-même. De ce tournage catastrophique et aux multiples conflits naquit l’idée d’un film réflexif et cathartique sur le cinéma : Prenez garde à la Sainte Putain. Le synopsis du film ne donne d’ailleurs aucune place au doute : « Dans un hôtel quelque part au bord de la mer en Espagne, l’équipe d’un film attend le metteur en scène, la star, l’argent et le matériel nécessaire pour commencer le tournage. Tendue par des intrigues et jalousies amoureuses, l’ambiance oscille entre hystérie et apathie. Quand le metteur en scène arrive enfin avec la star, il devient aussitôt le centre du chaos. Les couples et groupes se font et se défont ».

Faire, refaire, défaire. Outre ces couples et ces groupes, c’est aussi au cinéma que cela s’adresse. Prenez garde à la Sainte Putain est à la fois un film de cinéma et sur le cinéma. Un film réflexif avec une mise en abyme évidente. C’est le récit d’un tournage qui échappe à tout le monde en particulier à son commanditaire. Un film qui se fait autant qu’il se défait devant nous, spectateurs et spectatrices. Les parallèles avec le Huit et demi de Federico Fellini (1963) ou encore Le mépris de Jean-Luc Godard (1963) sont nombreux : cinéaste en panne d’inspiration, nuisance du monde extérieur, dysfonctionnement des relations, problème du temps, comédie humaine ou encore une forme de mélancolie. La Sainte Putain (le cinéma) échappe à son créateur et le rend fou. Pourtant, derrière cet apparat, on observe aussi un cinéma qui stimule. Et, à l’instar d’un Jean-Luc Godard, Rainer Werner Fassbinder (dont le critique Vincent Canby n’hésitera pas à comparer au Français) cite et s’autocite. L’Allemand s’affranchit de la parodie et du pastiche qu’il affectionnait tant. Outre Whity donc, qui sert de base à la situation représentée, c’est aussi L’Amour est plus froid que la mort (1969) qui est évoqué explicitement par un des personnages dans une ligne de dialogue. Karl Scheydt porte lui un costume faisant directement écho au Soldat américain (1970).

Les acteurs et les actrices convoqué-e-s par le cinéaste allemand font évidemment écho à un pan du cinéma contemporain et à la cinéphilie de l’Allemand.

Tiens, les personnages, parlons-en. Les acteurs et les actrices convoqué-e-s par le cinéaste allemand font évidemment appel à un pan du cinéma contemporain et à la cinéphilie de l’Allemand. C’est ainsi que l’on retrouve Lou Castel (encore au début de sa carrière) qui s’était révélé dans Fist in the Pocket de Marco Bellochio (1965) ou encore Eddie Constantine, jouant son propre rôle, se rapprochant de ses performances dans La Môme vert-de-gris de Bertrand Borderie (1953) ou encore Alphaville de Jean-Luc Godard (1965). Mais le reste de la distribution n’en demeure pas moins importante, celle-ci fait davantage écho à Fassbinder lui-même puisqu’on y retrouve : Werner Schroeter (ami et influence notable du cinéaste), Magdalena Montezuma (« muse » de Schoreter), Karl Scheydt (acteur régulier chez Fassbinder), Margarethe von Trotta (actrice inséparable du « nouveau cinéma allemand ») ainsi que des acteurs et des actrices de l’Antiteater parmi lesquelles : Hanna Schygulla (« muse » du cinéaste), Kurt Raab (acteur récurrent chez Fassbinder et chef décorateur sur Whity), Ingrid Caven (femme du Bavarois), Rudolf Waldemar Brem, Harry Baer et Rainer Werner Fassbinder himself.

Pourtant, c’est autant Lou Castel (Jeff, le réalisateur) qui joue Fassbinder que Fassbinder lui-même (Sascha, le directeur de production). On assiste alors à un jeu de miroirs : Castel a une allure, un look se rapprochant indubitablement de celui prêté à l’Allemand. Réalité et fiction, privé et public se mélangent, se confondent, se brouillent. On y revient, Prenez garde à la Sainte Putain est autant un film sur un tournage que le tournage d’un film. Un tournage et un film qui semblent faire appel à une certaine mélancolie, une certaine tristesse : celle de 68 sans doute, mais aussi celle de l’Antiteater autogéré. Ce magnifique « plan-tableau » où ces corps nus s’emmêlent et s’entremêlent évoque ces échecs, cette passivité, cette « mort » autant que l’ennui qui parcourt tout le film (cf. les commandes innombrables de cuba libre). La létalité d’une société autant que celle du cinéma. Un ennui bourgeois ? Jeff semble en prendre conscience : « le plus dégueulasse, c’est de s’apercevoir à quel point [il] est resté bourgeois ». Pourtant, cela n’est pas inné, chacun-e se forge au contact de la société, c’est même elle qui façonne les êtres et les emprisonne : « la société a fait de lui un être sans vie » qui ne « peut plus réagir vers l’extérieur ». Seul Eddie Constantine qui décline de jouer à nouveau un Lemmy Caution semble prendre son destin en main et refuser ce qui est attendu de lui à l’inverse de Hanna Schygulla qui joue à « Marylin ». Deiters, le photographe de plateau, interprété par Werner Schroeter apparaît comme le seul personnage extérieur à ce groupe. De fait, il ne prend pas part au vacarme et à l’agitation en émanant. Au contraire, il semble s’en accommoder et s’en amuser. Et comment pourrait-il en être autrement devant cette comédie humaine où chacun-e gueule, geint, embrasse, gifle, couche, insulte, part, jalouse ou dépend de l’autre.

On assiste à un microcosme qui se replie sur lui-même quitte à en devenir mortifère.

Dans ce contexte « sadomasochiste » propre à l’Allemand, Sascha, exacerbé et poussé à bout dénonce le fait que chacun-e veuille sa mort quand Jeff lui, continue de jouer au tyran. Un climax bien loin du début du film où chacun-e attend Jeff en enchaînant les cuba libre. Le vide (bourgeois), d’une existence qui ne vaut la peine d’être vécue que lorsque son bienfaiteur apparaît, intervient. Encore que, même cette (attendue) étreinte finale demeure complètement fade et insipide. Vient alors le moment de s’interroger sur Jeff. Le film serait-il moins intéressant sans sa présence en n’ayant que pour ligne de mire l’inévitable destruction et implosion d’un groupe ? Le personnage de Lou Castel est un accélérateur, c’est à cause du « tournage » et du jeu gravitant autour que les différentes fractures se font plus rapidement. Un accélérateur donc, mais un accélérateur de vide, car ensemble ou non, avec la venue du réalisateur ou non, le groupe (et chacun-e de ses membres) demeure désespérément seul-e, solitaire, et cloisonné-e dans un espace où même les scènes extérieures n’envisagent pas d’échappatoire, de fuite à cause du décor (la scène de la danse) ou du cadrage (la scène écho à Pierrot le fou (Jean-Luc Godard, 1965) dans la voiture). On assiste à un microcosme qui se replie sur lui-même quitte à en devenir mortifère. La fin de Prenez garde à la Sainte Putain va d’ailleurs dans ce sens avec un découpage qui tend à se resserrer de plus en plus en comparaison à l’ouverture du film qui donne un espace quasi théâtral aux personnages. Une sorte de découpage en entonnoir où les protagonistes et Fassbinder ne peuvent s’échapper : la société et le cinéma comme fatalisme ? Sans doute comme les regards caméras finaux semblent le suggérer. Vient alors la quête du Temps. Et, à défaut de (re)découvrir le Temps et de se le réapproprier pour le détruire complètement : Jeff, l’Antiteater, Fassbinder et nous autres spectateurs et spectatrices ne seront jamais pleinement heureux et heureuses.

Prenez Garde à la Sainte Putain, de Rainer Werner Fassbinder, avec Lou Castel, Eddie Constantine, Hanna Schygulla, Rainer Werner Fassbinder. 1h44. Version restaurée actuellement en salles.

 

 

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