Une semaine avec Oliver Stone au Forum des Images : Portrait

Bienvenue au Forum des Images…

Il est 14h, et nous sommes déjà une bonne trentaine à faire la queue au Forum des Images, tout au fond à l’étage, dans l’attente de l’ouverture de la salle 100. Nous sommes un mercredi après-midi… Les gens « normaux » de la France en Marche sont au travail, qu’est-ce que nous foutons là à attendre que la trop étroite salle 100 s’ouvre pour nous ? Et surtout, pourquoi sommes-nous si nombreux ? Ceux qui connaissent les lieux le savent déjà : la salle 100 est bien étroite. Mais nous sommes bien au rendez-vous, pour voir un vieux film dans une copie 35mm (très) abimée. Ce film, c’est The Doors. Le réalisateur, c’est Oliver Stone. Et si nous sommes là, c’est pour lui : le réalisateur vétéran vient passer la semaine avec nous au Forum des Images afin de causer cinoche. « Le Monde est Stone », cycle au nom tellement indécent que ça pourrait être un titre d’article Cinématraque, a pour but d’examiner les Etats-Unis à travers une sélection de films (en partie) choisis par Oliver Stone.

Il est donc important de comprendre Oliver Stone comme un réalisateur dangereux.

Ce mercredi, 14h30, c’est sa première apparition. Et déjà, Oliver Stone sait ménager ses effets. Cela commence par un changement de salle : la 100, c’est certainement pas assez pour lui. On sort les bobines de la cabine et on migre tous bien gentiment vers la très jolie salle 300. Puis on s’installe… Et on attend. Parce qu’évidemment, il est en retard. Soudain, alors que les plus impatients n’en pouvaient déjà plus de faire des concours de soupirs d’exaspération, il apparaît : le voilà prêt à passer quatre jours avec nous, à parler de ses films. Je tiens à le préciser : c’est lui qui a insisté pour présenter ses films lors de son passage à Paris.

De ces quelques jours, quelques films, quelques mots et gestes ressort un portrait : celui d’un réalisateur obsédé par sa patrie, et dont le cinéma ne peut être qualifié que d’autoritaire.

Stone avec nous au Forum, dans les bas fonds fururistes chelou des Halles de Paris…

Amérique VS États-Unis : Le Mythe de l’Histoire

Il est une notion essentielle pour comprendre l’intégralité de l’histoire contemporaine des États-Unis : c’est un pays qui, depuis sa création, cohabite avec sa propre image. De par l’influence de ses représentations, à travers le cinéma notamment, il est à concevoir en permanence dans un rapport biaisé à sa propre réalité (cf. mon mémoire de M2, à trouver dans la bibliothèque de mon appartement, entre un livre sur De Palma et une anthologie sur l’animation japonaise). Nous pouvons ainsi comprendre États-Unis comme la réalité du pays, et l’Amérique, « America », comme son reflet déformé.

Les États-Unis, ce sont le pays des historiens et des pragmatiques : ceux qui s’acharnent à décortiquer les images. L’Amérique, c’est le pays de ceux qui intègrent les images et les recrachent sans remises en cause : les idéalistes, les patriotes, les politiques. Entre les deux se trouve l’artiste : celui qui fabrique les images avec détermination. Celui qui pense représenter les États-Unis, alors qu’en vérité, il ne fait que parler de son image.

Stone ne propose pas d’interroger l’Amérique comme image, il la construit.

Oliver Stone est un des créateurs d’image les plus importants du cinéma américain. Il est de cette catégorie d’artistes autoritaires qui conçoivent leurs images entièrement construites comme non pas la sublimation du réel, mais sa supplantation. Qui d’autre au fond qu’un vétéran du Vietnam aurait pu devenir cette voix cinématographique si personnelle et à vocation si universelle ? Oliver Stone, dont le cinéma trempe à la fois dans le pseudo cinéma-vérité et le cinéma de genre décomplexé est peut-être la meilleure personne imaginable pour réfléchir aux Etats-Unis d’aujourd’hui. Son cinéma est un voyage sans fin entre Mythe et Histoire… Comme si, de Conan le Barbare à Alexandre le Grand, il n’y avait qu’un petit pas.

L’image sans la remise en cause

L’image la plus marquante d’Oliver Stone, celle qui sera mentionnée sans aucun doute en premier dans les journaux quand il mourra, c’est celle de Platoon. Encore aujourd’hui, en le présentant, le réalisateur est persuadé d’avoir filmé le Vietnam comme aucun de ses pairs avant lui. Même Apocalypse Now et Voyage Au Bout de l’Enfer sont jugés trop conservateurs par le bonhomme. Platoon, même si exagéré dans ses scènes de combat pour « rendre le film plus vendeur » selon Stone, c’est la guerre du Vietnam telle que lui l’a vécue : une guerre entre Américains. Les victimes sont les populations du Vietnam, mais cela en devient une note de bas de page face au vrai conflit qui l’intéresse : celui du conflit interne. Autrement dit, Stone ne propose pas d’interroger l’Amérique comme image, il la construit. Et cette image est évidemment anti-militariste ; impossible pour Stone d’aimer une œuvre comme Zero Dark Thirty par exemple, malgré la présence du film dans le cycle : la moindre sympathie envers l’armée est impossible dans sa réalité.

Papy Stone en plein monologue enflammé, chargé en vitriol.

A bien des égards, le Vietnam envahit toute la filmographie de Stone ; et pourtant, il en parle le mieux quand il le montre de loin. C’est cette séquence d’ouverture de Né un Quatre Juillet où les enfants américains jouent à la guerre, comme conditionnés dès leur plus jeune âge. C’est encore la dernière bataille d’Alexandre, dans la jungle : même le plus grand conquérant de l’Antiquité ne peut venir à bout de ce qui deviendra le Vietnam. Ce qui veut dire qu’Oliver Stone parle le mieux des cicatrices des États-Unis… Quand il le fait en créant des images.

Le sens par le montage

Ce qui frappe également lors de cette rétrospective, c’est la manière qu’a Stone d’utiliser le montage non par pour suggérer, mais pour imposer. Bien sûr, c’est évident, le cinéma n’est pas qu’une succession d’images, il est le lien qui se crée entre elles. Je vais pas vous faire un cours sur l’effet Koulechov, mais la plupart d’entre vous êtes au courant que les théoriciens du cinéma russe ont pensé le montage comme THE élément qui fait du cinéma un art unique : la vérité prend son sens dans le lien créé entre les images par le montage. Par ailleurs, les plus malins d’entre vous auront remarqué que faire un lien entre Oliver Stone et les Russes, c’est plutôt marrant. Les moins malins d’entre vous apprendront ici que Stone vient de réaliser un documentaire de QUATRE HEURES sur et avec Poutine, qui a fait couler beaucoup d’encre ces derniers mois.

Sous la drogue, et durant une première décennie de carrière difficile, une conscience politique s’installe par le biais du vécu de Stone

Pour parler de montage, je veux évidemment me concentrer sur JFK. Véritable monument de vérité alternative, JFK raconte comment un avocat (Kevin Costner) a supposé l’existence d’un complot mystérieux entourant l’assassinat de Kennedy. Les théories sur le sujet sont extrêmement nombreuses, et celle de Stone n’est pas la plus invraisemblable loin de là. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est la manière dont le montage rend compte de cette théorie dans le film : par des séquences dont la véracité n’est jamais mise en doute. C’est-à-dire que les images nous sont offertes de façon frontale, sans possibilité de questionnent. Comment le spectateur peut-il recevoir les images autrement que l’a voulu Oliver Stone ? Sa réalisation force tout son public à se plier à sa vision, sans concession. Vous mesurez l’audace de la démarche ? Offrir un « mythe alternatif », comme il le dit lui-même, long de plus de TROIS HEURES (trois heures ving-cinq minutes en director’s cut, bonjour), ça n’est pas anodin. En fait, à l’ère des conspirations (une autre obsession de Stone, cf. l’obsession de Jim Morrison pour une théorie faisant de lui le roi des reptiliens dans The Doors), ce genre de pratique de l’image ne peut qu’être emplie de risques. Autrement dit, lorsque la fiction côtoie la spéculation et les faits réels, le cinéma devient danger.

Politique partout, justice nulle part

Il en ressort tout de même que le cinéma de Stone, même dans ses moments les plus inattendus comme U-Turn ou Tueurs Nés, est avant tout chose un cinéma politique. Au retour de la guerre du Vietnam, Stone sombre tout autant dans le cinéma que dans la drogue. D’un côté il sera formé par Martin Scorsese à l’université, de l’autre par les stupéfiants dans sa petite chambre de New York. Ses premières œuvres sont donc toutes un peu perchées : il paraît que sa version de Conan le Barbare était totalement illisible. Quant à son premier script original, Break, il s’agissait d’une manière pour lui d’exorciser le fantôme du Vietnam pour en faire le trip hallucinant d’un soldat qui meurt dans la jungle, continue à se battre au royaume des morts et revient à la vie dans la peau d’un soldat révolutionnaire américain en 1780… Sous la drogue, et durant une première décennie de carrière difficile, une conscience politique s’installe par le biais du vécu de Stone. Et elle ne fera que grandir avec le temps.

Pourtant, l’axe de cette politique est difficile à cerner en 2018, à l’aune de toutes ses créations de fiction et de documentaires. Contrairement à Eastwood, dont la position de libertarien apparaît claire pour tout spectateur averti, Oliver Stone est souvent indéchiffrable. C’est un patriote qui prouve son amour pour son pays en le critiquant sous tous les angles possibles : son armée, son gouvernement, son économie… Et cet axe passe toujours par une dimension personnelle. Wall Street par exemple, c’était avant tout une manière de réfléchir sur le travail de son père. The Doors raconte aussi beaucoup cela ; curieusement mal aimé, ce film raconte la folie des Etats-Unis pendant la guerre du Vietnam, et ce avec plus de richesse que beaucoup d’autres œuvres plus appréciées.

Stone et Val Kilmer en Morrison, sa plus grande performance au cinéma.

Réalisateur autoritaire : metteur en scène dans sa vie

A cette approche personnelle de la politique s’ajoute une vision de la mise en scène indéniablement autoritaire. Certains.es diraient totalitaires, puisque selon la définition, le cinéma de Stone transforme le monde à son image. « Le Monde est Stone », quoi.

Oliver Stone ne fait pas que raconter ses films, il mythifie tout ce qui les entoure.

C’est ce qui est le plus marquant lors de sa présence avec nous au Forum des Images pendant ces quelques jours du mois de janvier : l’homme est aussi metteur en scène lorsqu’il est face à nous. Il prend la mesure de sa propre présence, ménage ses effets et dirige ceux autour de lui autant qu’il le peut. Lors de sa première apparition, il arrive avec un interprète. Je dis « un interprète » parce que je ne connais pas son nom, mais sachez-le : il s’agit du meilleur. Ce n’est pas la première fois que je le vois, et je me permets de l’affirmer derrière ma petite agrégation d’anglais : c’est le meilleur des interprètes. Lors de la première présentation, ce fameux mercredi après-midi, Oliver Stone a fait beaucoup parler son interprète. Pendant au moins trente-cinq minutes. Puis, au détour d’une phrase… Il passe au français. Les trois quarts de la salle, qui ignoraient qu’Oliver Stone parle notre langue parfaitement s’étouffent dans ses écharpes, et lui jubile. Son interprète, un peu moins.

C’est lors des séances suivantes que l’on peut remarquer que Stone se comporte avec son interprète comme avec un acteur : il lui lance des directives en anglais, et lui les transforme en français. Stone aurait pu se passer de lui, mais non. On le voit tendre l’oreille à chacune des traductions, sourire lorsque les choix de palabres se font délicieux, et reprendre le micro pour corriger l’interprète quand celui-ci fait une erreur. Oui, vous avez bien lu, Oliver Stone corrige son interprète ; c’est soit ultra classe, soit ultra relou. Probablement un peu des deux.

En plus de cela, Oliver Stone ne fait pas que raconter ses films, il mythifie tout ce qui les entoure. Il prend position contre les critiques qui sont faites contre lui, afin d’établir sa propre vérité : dans sa tête, ses choix de mise en scène sont fait pour réfléchir le monde. Je reste sur The Doors pour un exemple : il est de notoriété publique que les membres du groupe ont craché bien comme il faut sur le film de Stone, notamment dans sa représentation de Jim Morrison. Lui se défend en présentant des documents obtenus des proches du poète-chanteur, et explique que les collègues de Morrison ne le connaissaient pas aussi bien que lui. Sous bien des aspects, il aime se présenter comme le héros qui se bat pour la vérité, face à la horde de jaloux qui souhaitent le faire taire. C’est la même chose pour Platoon : ce qui fait la qualité du film selon lui, c’est que l’armée américaine le déteste et refuse d’y voir la moindre vraisemblance. Dans son combat contre l’autorité, Oliver Stone est très autoritaire.

Revenons un instant sur Jim Morrison : c’est une figure importante dans le cinéma de Stone. Une icône mais aussi un miroir de sa propre existence. Un poète meurtri, un incompris à la conscience politique acerbe mais noyée sous la drogue… Le lien crève les yeux. D’ailleurs en 1978, Stone avait envoyé son premier script dont je vous parlais plus haut, Break, à Morrison. Il le voulait pour le rôle principal. Des années plus tard, alors que Stone tournait The Doors, la femme du manager du groupe est venue le voir et lui a déposé un document sur son bureau : il s’agissait du script en question. Jim Morrison l’avait avec lui à Paris quand il est mort… En nous racontant cela, Stone continue de se mettre en scène, de mythifier son cinéma et sa personne.

Oliver Stone, réalisateur dépassé ?

S’il vous semble que Stone fait un peu vieux con dans les propos que je rapporte, et la description que je vous en fais, difficile de vous jeter la pierre : avec l’âge, il semble s’enfermer dans une forme de position révolutionnaire plus réac que moderne. Ce n’est pas son dernier documentaire douteux sur Poutine qui viendra prouver le contraire… Mais c’est dans son rapport aux Etats-Unis que nous nous intéressons à lui pour l’instant.

Et en cela, Oliver Stone est on ne peut plus moderne. Pas forcément de la meilleure des manières, mais cela ne peut être négligé tout de même : de par son esthétique, son approche du montage et ses déclarations, Stone est tout à fait un réalisateur adapté à ce monde de post-vérité. Dans l’Amérique de Trump, les faits n’ont plus trop d’importance. Stone, qui n’est pas historien, utilise le cinéma de fiction et le documentaire comme des armes censées transmettre la vérité sans le moindre doute possible, parce que sa vérité prime. Rappelez-vous, rien dans sa mise en scène ne laisse la proie au doute : il pose les images et les impose. C’est ce qui permet des brûlots politiques comme Snowden. C’est aussi ce qui permet des thèses conspirationnistes, des « mythes alternatifs » comme JFK.

Il est donc important de comprendre Oliver Stone comme un réalisateur dangereux. Le terme peut être compris comme neutre ou comme négatif ; dans tous les cas, il reste un réalisateur puissant. Un créateur dont les images ont de la force et un impact non négligeable sur la représentation d’un pays entier et complexe. Dans cette époque de post-vérité, où les faits disparaissent au profit du ressenti, les frontières entre Amérique et États-Unis sont de plus en plus difficiles à percevoir. Tout se confond lorsque le commentaire disparaît. En d’autres termes, l’image supplante le réel.

Stone en pleine construction d’image, sur le tournage d’Alexandre. Colin Farrell est attentif.

Portrait et Auto-Portrait d’Oliver Stone

J’en viens au petit événement de cette rétrospective : la projection d’Alexandre. Le « film maudit », comme Stone le dit lui-même en français, n’a connu un montage définitif (de 3h27 !!!) qu’en 2014, soit des années après sa sortie en salle catastrophique. Il n’a probablement jamais été diffusé tel quel sur un écran de cinéma avant le dernier jour de notre semaine avec Oliver Stone au Forum des Images, il s’agissait donc sans aucun doute du clou du spectacle.

Le film dans sa version définitive est monstrueux. Imparfait, et cela même Stone le reconnaît. Trop long, stylistiquement incohérent, difficile dans sa logique séquentielle… Mais cela reste un monument de cinéma incompris. Une œuvre essentielle pour Stone, peut-être sa préférée d’ailleurs. Au début de la projection, il nous a avoué qu’il resterait quelques minutes dans la salle pour regarder avec nous. Au bout des trois heures vingt sept minutes, il était encore dans la salle et essuyait discrètement quelques larmes. C’est un film chelou, bancal, mais c’est aussi un grand film. Pour être honnête, il ressemble à ce qu’auraient fait les Grecs s’ils avaient eu la technologie pour filmer les aventures d’Alexandre le Grand à l’époque. Tout dans le film transpire la justesse historique, jusque dans la représentation de l’amour entre hommes et le rapport au sexe. Même le jeu et les répliques, bien qu’en anglais, ressemblent de plus près à ce que l’on sait des grands de l’époque.

Mais la métaphore est celle des Etats-Unis. En représentant les conquêtes d’Alexandre, ses rêves de grand empire unifié sous des cultures riches et diverses, il représente le rêve d’une Amérique qui n’a jamais été. L’expansion vers l’Ouest pour les USA, c’est le miroir de l’expansion vers l’Est d’Alexandre le Grand. Et ce dernier, c’est aussi Oliver Stone. Un leader autoritaire, qui a des rapports compliqués avec ses parents (surtout sa mère, bien sûr), qui a une vision et qui veut façonner le monde à son image. Le cinéma personnel et politique d’Oliver Stone, ce sont les conquêtes territoriales et amoureuses d’Alexandre le Grand. Aussi lorsque le réalisateur mourra, dans quelques années ou décennies, il ne serait pas inapproprié d’imaginer le discours d’Anthony Hopkins dans ce film comme une éloge au réalisateur.

Certains ou certaines pourront penser que mon portrait de Stone est injuste. Qu’il ne se base que sur quelques observations et conjectures un tant soit peu tirées par les cheveux. Mais si lui peut imprimer son image sur les États-Unis pour en faire l’Amérique d’Oliver Stone, alors je peux aussi imprimer la mienne sur le réalisateur. Afin d’en faire l’Oliver Stone de Cinématraque.

Cinématraque remercie le Forum des Images et particulièrement Gabin Fontaine pour nous avoir permis de dresser ce portrait. 

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