Pourquoi c’est quand même un peu grave d’adorer Sicario

Sicario est clairement l’un des films les plus unanimement appréciés du public en cette fin d’année 2015 (il affiche par exemple une moyenne de 93% de critiques positives sur le site Rotten Tomatoes). Pourtant la dernière réalisation de Denis Villeneuve est, à mon sens, symptomatique d’un certain malentendu dans le contrat que le spectateur passe avec un réalisateur lorsqu’il va voir son film.

Sicario s’annonce clairement, dès l’ouverture, comme un thriller sur les cartels de drogue mexicains. La première scène reprend une structure ultra classique : l’enquêteuse Kate (Emily Blunt) découvre une atrocité (en l’occurrence un grand nombre de corps dans une planque), avant qu’une trappe piégée explose et tue deux de ses coéquipiers. Voilà donc notre héroïne remontée et bien décidée à en découdre avec « celui qui a fait ça ». Très vite, l’introduction du personnage de Matt (Josh Brolin) inscrit définitivement le film dans la catégorie du film de genre : le gros plan sur les sandales montre qu’il est cool, deux ou trois phrases évasives montrent qu’il est mystérieux. A partir de là, nous sommes prêts à emboîter le pas à Matt, son inquiétant partenaire Alejandro (Benicio Del Toro) et Kate dans ce qu’on attend être un film d’action, éventuellement teinté d’humour, mais très certainement second degré.

une sorte de version dark de James Bond

Mais il devient rapidement évident que Villeneuve veut tout et son contraire. D’un côté, il est fasciné par le personnage d’Alejandro, sorte de version dark de James Bond, aussi torturé par son passé que redoutablement efficace sur le terrain: les tirades qui font mouche (« C’est un monde de loups »), le timing de son intervention lorsqu’il sauve Kate de son agresseur (à la dernière seconde), son opération finale digne de Ghost Dog, tout fait de ce personnage un pur personnage de fiction (assez grossièrement dessiné, d’ailleurs). De l’autre, une certaine attention réaliste est apportée au personnage de Kate – dont bon nombre de scènes servent à esquisser les traits d’une femme solitaire, à la fois volontaire et fragile. Entre les deux, Matt apparaît comme un personnage de carton pâte, sans aucun relief. Les trois personnages principaux ne se situent donc pas sur un même plan fictionnel.

Par ailleurs, Villeneuve affiche sa volonté de « filmer l’action différemment ». Mais là encore, à vouloir explorer trop de pistes différentes, il se perd en route, en mélangeant un côté réaliste et déceptif à la Michael Mann (les balles claquent sèchement, les corps tombent, c’est brut et tout sauf sexy) et un travail esthétique presqu’expérimental : quel gâchis en effet que cette séquence nocturne dans le tunnel qui s’annonçait pourtant palpitante! Le réalisateur n’arrive pas à définir son espace par sa mise en scène, ni à s’attacher à la circulation de ses personnages, ni même à tirer parti des plans magnifiques des caméras installées sur les casques des soldats (thermiques, infrarouges ou autres?), et que le montage nous jette périodiquement aux yeux comme des bouts de rushs échoués sur la timeline…

Car quel est, finalement, la contradiction fondamentale de Sicario? Elle se situe dans ces séquences disséminées le long du récit nous montrant un policier mexicain (que nous découvrirons corrompu) incapable de s’occuper correctement de son fils et de sa femme; elle se situe dans ces plans (aériens donc distants) de la ville de Juarez, censée être le coeur documentaire du film, mais convoquée et filmée comme un décor de studio en deux dimensions; elle se situe enfin dans cette dernière scène qui frôle l’indécence, où le petit garçon du policier joue au football le long de la frontière alors que des tirs d’armes automatiques résonnent au loin. Comme si c’était de ce sujet-là (l’horreur quotidienne de la population soumise aux exactions des cartels) que le film voulait, depuis le début, nous parler… Alors qu’à aucun moment la caméra ne s’est installée dans les rues de la ville, qu’aucun visage d’habitant n’est venu remplir le cadre, et que, des ces fameux « mexicains », Villeneuve n’a filmé que la villa somptueuse d’un baron de la drogue, espérer enrichir in extremis son thriller à l’américaine d’une dimension sociale en filmant un gamin qui joue au foot au ralenti relève franchement de la faute, sinon morale, du moins de goût.

La fiction a toujours un prix

La fiction a toujours un prix, qu’elle assume un certain détachement avec le monde qui nous entoure (ce qui nécessite un second degré ici totalement absent), ou qu’elle cherche à embrasser une partie de notre réalité. Mais dans le second cas, c’est à elle qu’il incombe de se mettre au service de la réalité, et non le contraire. Convoquer la scène du foot, aux accents « documentaires », non seulement pour justifier a posteriori son récit, mais aussi pour en amplifier l’émotion, est un contresens assez grave. Au même titre qu’ériger un ancien membre de cartel acceptant de collaborer avec la justice américaine pour assouvir une vengeance personnelle en icône jamesbondesque dispenseuse de phrases chocs et de headshots silencieux… Entre réalité et fiction, le cinéma, dans Sicario, ne coule vraiment pas dans le bon sens.

Si vous voulez découvrir la violence des bidonvilles infestés de dealers, il y a Troupe d’élite, de José Padilha. Si vous aimez les ambiances pesantes, les paysages désertiques et les personnages inquiétants, il y a No country for old men, des frères Coen. Si vous aimez la tragédie humaine sauvage et romantique, il y a Trois Enterrements, de Tommy Lee Jones. Et, bien sûr, si vous n’aimez pas le cinéma, allez vous faire foutre !

Sicario de Denis Villeneuve, avec Emily Blunt, Benicio Del Toro, Josh Brolin, Jon Bernthal. Sortie le 7 octobre 2015. 2h.

About The Author

5 thoughts on “Pourquoi c’est quand même un peu grave d’adorer Sicario

  1. Villeneuve parle d’un scénario audacieux, moi je le trouve plutôt décousu, limite incohérent, en fait très casse-gueule. Et vlan, d’ailleurs avec il se plante.

  2. Mouais, chercher un aspect documentaire dans Sicario revient un peu à vouloir acheter des clopes en boulangerie. Le film irrigue seulement l’idée qu’une tête qui tombe n’arrête pas le trafic de drogue, c’est la hantise du personnage d’Emily Blunt, je ne pense pas que le réalisateur ait d’autres prétentions sur le sujet ni la ville de Juarez.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.