Trois souvenirs de ma jeunesse : Ma vie est à nous !

Quelque chose a bougé dans le cinéma d’Arnaud Desplechin, depuis Un Conte de Noël (2008), film choral en quasi vase clos qui apparaissait comme la scène ultime des désamours et règlements de compte motivant son art depuis toujours. Jimmy P. Psychothérapie d’un indien des plaines), son précédent opus sorti il n’y a même pas deux ans, surprenait en effet par son apaisement relatif. Dans cette œuvre faussement mineure, consacrée à la relation entre l’Indien d’Amérique Jimmy Picard et Georges Devereux, psychanalyste et anthropologue dont la lecture d’un ouvrage fut secrètement déterminante dans l’élaboration de ses récits, le cinéaste penchait très clairement pour la guérison. Entre les maux de tête du personnage titre en début de film et ses retrouvailles sobres, en champ-contrechamp, avec sa fille de treize ans, deux heures auront été consacrées à la circulation d’une parole (la sienne) et sa réception (par Devereux), ainsi qu’à la réminiscence nécessaire d’images mentales et autres souvenirs constituant son histoire. Il lui fallait, pour tenir à nouveau sur ses jambes et faire face au fruit de sa brève liaison avec Jane, son amour de jeunesse disparu, reparcourir sa vie, se relire lui même.

Ce retour à soi donnait à ce beau film un peu sous estimé une forme plus fluide que d’ordinaire. Le temps n’était plus à la vindicte, aux déclarations de guerre et autres défiances, mais à la revitalisation d’un corps et d’un cerveau. En plongeant au fil des séances avec son psy dans l’origine de tout (sa vie de famille, son rapport aux femmes, son engagement dans l’armée américaine durant la Seconde Guerre mondiale…), Picard se réveillait en quelque sorte d’un long sommeil. Et c’est à ce moment là précisément, celui où il apparaissait pour lui et Devereux que tout avait été dit et pardonné, que Desplechin pouvait s’autoriser le point final. Cette vision essentiellement positive de la rencontre entre deux hommes, ce respect pour la thérapie au sens factuel, si commentée et au fond si peu montrée par le cinéma, s’ils pouvaient apparaître comme une forme de démission dramaturgique, marquaient surtout une nouvelle étape dans l’esthétique de l’auteur de Comment je me suis disputé (1996).

C’est, à une ou deux crises près, ce Desplechin là, celui de l’immersion bénéfique d’un personnage dans sa propre vie, que l’on retrouve aujourd’hui, avec Trois souvenirs de ma jeunesse (Nos Arcadies). Le film, annoncé depuis la phase de casting comme le  « prequel » de Comment je me suis disputé (« ma vie sexuelle… »), est tout aussi bien le parfait successeur de Jimmy P. A partir de nos retrouvailles avec quelques personnages du chef-d’œuvre des années 90 (Paul Dédalus donc, mais aussi son cousin Bob, son frère Ivan, en pleine découverte de sa foi, Esther surtout, l’amour dont il n’arrive pas à se séparer), c’est un nouveau travail de remémoration qui anime la quasi totalité de la fiction. S’ouvrant sur le Dédalus d’aujourd’hui, quadragénaire (Mathieu Amalric), sur le point de quitter le Tadjikistan pour sa France natale, le film, comme le titre l’indique très littéralement, prend appui sur un classique flash-back pour introduire trois chapitres successifs.

Ces chapitres seront les fameux « souvenirs de [la] jeunesse » du personnage. Soit son enfance, brièvement résumée à son opposition à la folie de sa mère, dont la mort prochaine l’affectera peu, l’autorité désemparée de son père, Abel Dédalus (Olivier Rabourdin) et surtout son refuge chez sa tante Rose adorée (Françoise Lebrun), en couple avec une femme d’origine russe. Soit son voyage scolaire en URSS, justement, au milieu des années 80, où lui et Marc Zylberberg, son meilleur ami de l’époque, se sont vus embarqués dans une obscure et stimulante affaire d’échange de papiers et d’identité renvoyant au souvenir de La Sentinelle (1992). Soit, enfin, ce qui se révélera la matière première du film, LE souvenir de cette jeunesse agitée : sa rencontre à Roubaix avec Esther (Lou Roy-Lecollinet), sa manœuvre foireuse de séduction, la première fête, le premier baiser, le premier rapport sexuel, la première séparation. On saura tout ou presque de cette relation unique qui, si elle tenait lieu de fil rouge à Comment je me suis disputé, partageait néanmoins les trois heures du film avec ce qui la débordait, lui interdisait heureusement l’exclusivité : la vie des autres, les copains, les rivaux, le rapport de Paul avec les autres femmes, etc.

Il faut le dire tout de suite. Tout prequel qu’il est, Trois souvenirs de ma jeunesse ne manque pas d’infidélités à la supposée ligne de vie du Paul Dédalus de Comment je me suis disputé. Celui du film d’origine était, à trente ans, maître-assistant en philosophie à la fac de Nanterre. Celui du nouveau film nous est présenté adulte comme un anthropologue ayant parcouru le monde et, si l’on suit attentivement le parcours de l’étudiant qu’il a été, jamais fréquenté les bancs de Normale Sup. Rabier, l’ex frère d’arme devenu collègue et meilleur ennemi du trentenaire, n’est jamais évoqué ici. Rien d’ailleurs n’assure de son existence dans le parcours du Dédalus quadra, dont le rival le plus marquant semble n’être que Kovalki, l’ami d’enfance qui aura, en bon traître, tenté de lui ravir son aimée. Cette aimée justement, Esther, était encore sa petite amie en 1996, même si plus pour longtemps, là où il est très clair en 2015 que leur rupture aux alentours de la vingtaine fut définitive. Les variations sont encore nombreuses et tenter de les énumérer plus serait rompre le charme de leur découverte, surtout pour le fidèle de ce cinéma connaissant Comment je me suis disputé à peu près par cœur.

Plutôt qu’une trahison ou une incohérence, cette infidélité partielle témoigne bien plutôt d’une louable liberté de créateur. Au nom de quelle déontologie artistique, de quelle loi scénaristique serait-on tenu, au moment de donner une suite ou une antériorité à un récit (cinématographique, littéraire…), de préserver ce qui fut établi ? Pourquoi, au prétexte que les personnages portent les mêmes noms et que leurs relations (filiale, amicale, amoureuse…) sont les mêmes, un auteur serait-il obligé de suivre à la lettre les lignes de ses premières histoires ? Si le Paul Dédalus jeune incarné par le malicieux Quentin Dolmaire et l’anthropologue mûr joué par Mathieu Amalric sont, par la grâce de la fiction, un seul et même homme, où se situe le Dédalus de Comment je me suis disputé ? Plus clairement, l’Amalric de 1996 et celui de 2015 incarnent-ils deux âges d’un même homme ? Si l’on relève les divergences de cursus entre le Dédalus-Dolmaire de 2015 et le Dédalus-Amalric de 96 (d’un autre film, donc), rien n’est moins sûr. Est-ce une raison pour invalider le présent Trois souvenirs de ma jeunesse ? Bien sûr que non.

Parmi les quelques grands auteurs du cinéma français contemporain, Arnaud Desplechin est assurément l’un des plus transparents dans sa manière d’envisager l’écriture et la mise en scène d’un récit. Chaque film de Desplechin, au-delà d’un film, est un témoignage de son rapport à son métier et à ses personnages. Peu d’œuvres semblent autant que la sienne tenir sur une reprise très consciente de leurs motifs. L’emploi et le réemploi de mêmes acteurs, pour rejouer les mêmes rôles sous le même nom (Amalric à nouveau Dédalus) ou d’autres noms (Amalric et Emmanuelle Devos à nouveau en couple sans être ni Paul ni Esther dans Un Conte de Noël) comme la circulation du nom de Devereux (d’une psychanalyste noire dans Rois et reine au référent joué par Amalric dans Jimmy P.) sont tout sauf des facilités malicieuses. Du moins pas seulement. Reprendre, faire retour n’est pas simplement l’affaire de la fiction de chaque film, mais du rapport même de Desplechin au cinéma. A son cinéma.

Si chaque film se doit bien sûr d’être évalué pour lui même, indépendamment de l' »œuvre » et à la lumière de ses propres scènes, sa propre matière, difficile, lorsque l’on cultive une certaine familiarité avec ladite œuvre, de feindre l’amnésie. On peut tout à fait aimer (ou non, soyons fair-play) Trois souvenirs de ma jeunesse sans rien connaître des précédents Desplechin. Libre ensuite au néo-spectateur d’aller y voir ou non, on ne lui en voudra pas quoi qu’il décide. Mais si l’on a vu ne serait-ce que la moitié des précédents films, genre La vie des morts (1991), La Sentinelle, Comment je me suis disputé ou Un Conte de Noël, si l’on a même vu ne serait-ce que le précédent Jimmy P., Trois souvenirs de ma jeunesse apparaîtra surtout comme un chapitre passionnant d’une histoire de vingt-cinq ans. C’est de cela qu’il était question, lorsque nous disions en tout début de texte que quelque chose avait « bougé ». Terme pouvant aisément être remplacé par « changé » ou mieux, « évolué ».

Reprendre les personnages d’un précédent opus, entamer un nouveau film annoncé comme le prequel dudit opus est avant tout pour Arnaud Desplechin l’occasion d’un nouveau départ. Nul doute qu’il est le premier conscient de l’impossibilité, à son âge, après d’autres films, de refaire Comment je me suis disputé, pièce non seulement emblématique de son cinéma, mais de ce que l’on appelait à l’époque le « jeune cinéma français des années 90 ». Après avoir cherché dès le film suivant, le magnifique Esther Kahn (2000), à se délocaliser en Angleterre pour mettre son système de narration et de mise en scène au défi de l’adaptation d’une nouvelle d’Arthur Symons, le retour en France, avec ses acteurs habituels, marqua une ère étrange mais fascinante. Léo, en jouant dans la compagnie des hommes (2003), Rois et Reine (2004) et Un Conte de Noël étaient des films à la forme plus nerveuse, moins souple que les premiers. Entre récurrence du jump cut, irruption impromptue de fragments de musique urbaine et multiplication des plans où un personnage exprime face caméra, sur fond noir, ses états d’âme, les films se voulaient plus impurs, ouvertement expérimentaux, davantage portés par la frontalité des oppositions. Une triste affaire opposant Desplechin à l’une de ses anciennes actrices fétiches (et compagnes), Marianne Denicourt, autour de l’exploitation abusive d’un épisode sombre de sa vie, fera même peser sur l’œuvre le poids d’une indistinction entre imaginaire libéré et vengeance travestie*.

Sans doute, après avoir fait dire aux personnages d’Un Conte de Noël tout ce qu’ils avaient sur le cœur (une mère et un fils s’entendant, rictus aux lèvres, sur le fait qu’ils ne se sont jamais aimés, par exemple), Desplechin a-t-il ressenti le besoin de se délocaliser encore. En Amérique cette fois, non seulement pour continuer à tourner sans ressasser les mêmes figures de style, mais aussi réapprendre à voir ailleurs. A voir plus loin ! Trois souvenirs de ma jeunesse, en même temps qu’il marque un nouveau retour en France, pour le cinéaste et son double de fiction, introduit à nouveau la ville matrice de Roubaix, territoire des affaires de cœur, de famille et de rivalité masculine passées. Mais le retour, et c’est ce qui rend ce film si émouvant et abouti, marque aussi une volonté de renouvellement. Mathieu Amalric, dont le corps, les expressions du visage, la diction singulière traverse la filmographie depuis vingt ans, est mis en retrait, cédant une très large place à de possibles successeurs. Dans les rôles de Paul et Esther, Quentin Dolmaire et Lou Roy-Lecollinet sont d’autant plus passionnants à suivre que nous les découvrons en même temps que le cinéaste. Ce long souvenir de jeunesse, autre nom de leur histoire d’amour, est avant tout, hors de sa valeur diégétique, l’enregistrement d’une rencontre, celle d’un cinéaste avec de l’inconnu.

Non professionnels, les deux acteurs principaux, ainsi que leurs camarades de jeu, sont aussi convaincants que maladroits. Voir ces jeunes d’aujourd’hui, à peine nés ou pas encore lors du tournage et de la sortie de Comment je me suis disputé, reprendre la diction, la gestuelle (Dolmaire est vraiment génial en mini Amalric), les tenues vestimentaires de figures typiques du cinéma de Desplechin est une expérience de spectateur des plus réjouissantes. La jeunesse de Paul Dédalus est aussi bien celle, de pure fiction, d’un personnage et de ses accompagnateurs que celle, documentaire, d’acteurs débutants de 2014, qui incarnent ici leur tout premier rôle au cinéma. Avec eux, le cinéaste adopte la plus juste distance, s’autorisant par exemple, chose rare, à filmer l’acte d’amour tel qu’il se passe à cet âge, entre fébrilité de la découverte et apprivoisement fasciné du corps de l’autre. Le temps passé ensemble par un couple, au lit, au musée, en balade, peut faire toute une scène. L’amour de Paul et Esther, s’il tient très bien la distance du romanesque, est aussi bien « vécu », incarné, physique. De même, les galères de Paul pour se nourrir et se loger lors de ses études parisiennes, les craintes provoquées par la distance géographique dans un couple, qu’allège à peine un régulier échange épistolaire, la tentation de coucher avec un(e) autre ne sont pas esquivés.

On disait qu’il était difficile, voire impossible pour les « habitués » de se défaire du souvenir des autres films en voyant Trois souvenirs de ma jeunesse. C’est un fait. Cela ne ne signifie aucunement, et c’est ce que ce texte a au fond tenté de démontrer, que tout dans ce film ne témoigne pas d’une légèreté retrouvée. On plonge dans les souvenirs de Paul Dédalus sans rien anticiper de la tournure des situations. Lorsque Mathieu Amalric redevient l’acteur principal du film, dans l’épilogue, il n’y a aucune difficulté à croire que c’est réellement l’histoire et la mémoire de cet homme que nous avons eu le privilège de parcourir. Cette jeunesse profuse, faite de hauts et de bas, qui le conduit à ce retour presque pacifié en France aura été abritée par un film ouvert, aéré, en renouvellement permanent. Au sortir, outre l’envie d’y retourner toute séance tenante, on est animé par la hâte de découvrir les prochains épisodes d’une filmographie en pleine renaissance. Desplechin est plus que jamais un cinéaste d’actualité.

*Les plus curieux n’ignorent pas que le titre initial de Comment je me suis disputé (« ma vie sexuelle… ») était Comment je me suis disputé avec Eric Barbier. Soit le nom d’un autre cinéaste qu’il côtoya à l’IDHEC et inspira le personnage de Rabier. Comment douter à partir de ces renseignements, certes pas indispensables à l’évaluation du film, de sa part autobiographique et plus particulièrement du statut de double de fiction du cinéaste de Paul Dédalus ?

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