Citizenfour : nous sommes tous des super-héros !

On ne se lassera jamais de s’étonner de la stupéfaction des citoyens devant l’accumulation d’informations mettant en lumière la surveillance des peuples par ceux qu’ils ont élus, ou pour lesquels ils travaillent. Deux événements ont précipité les possibilités de cette surveillance — le premier est l’avènement d’Internet et des réseaux de télécommunication, le second la chute du bolchévisme. On s’est réjoui, à raison, de ces deux événements historiques. Après tout, le monde libre avait enfin gagné.

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Les grands mages de l’idéologie néolibérale ont très vite compris l’intérêt qu’ils avaient à promouvoir l’Internet, rejeton tentaculaire de l’Arpanet, pour tout à la fois chercher à pousser toujours plus loin l’idée d’un marché libre et non faussé et donner aux masses le sentiment d’avoir accès, à tout moment, à tout ce que l’humanité produit. Le Web fut le puissant vecteur de l’idée d’un monde libre. Mais si le net s’est révélé extraordinairement libératoire pour la finance, il fallait simplifier son accès et réduire ses frontières pour que le bon petit peuple puisse l’utiliser. Le Web n’est qu’une infime part de l’Internet, un réseau simplifié que les multinationales du multimédia se sont très vite partagé, l’imaginant surtout comme un gigantesque supermarché, avec des internautes captifs à qui l’on aurait tout loisir de balancer de la publicité. Le Web avait également ceci d’intéressant qu’utilisé avec du matériel informatique, il facilitait le profilage des consommateurs. Une surveillance des faits et gestes des internautes permettant de leur offrir ce dont ils avaient besoin. À ce jeu-là, Google est devenu maître. Cette surveillance privatisée s’est accompagnée d’une surveillance d’État dont les principaux promoteurs furent les USA et le Commonwealth, qui utilisèrent le savoir-faire accumulé durant la guerre froide pour d’autres objectifs. Alors que le Web « démocratisait » le net, le scandale Échelon mit en lumière les ambitions de surveillance des porte-étendards du monde libre. C’était les années 90. Tout comme le monde de l’entreprise surveillait nos faits et gestes pour notre plaisir de consommateur, les États surveillaient nos correspondances électroniques, pour notre sécurité. En fin de compte, rien n’a vraiment changé, si ce n’est que le monde est de plus en plus connecté, et que les communications sont devenues mobiles. Le contrôle des citoyens consommateurs est devenu total. La brutalité criminelle du néolibéralisme est devenue globale. Le pays des droits de l’homme s’est illustré comme le principal architecte des armes informatiques utilisées aussi bien en Libye qu’en Syrie. Le monde libre se révèle tel qu’il est : une vaste plaisanterie.

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Vendus comme un moyen efficace de lutte contre le terrorisme et la criminalité, les différents programmes de surveillances gouvernementaux n’ont jamais montré leur véritable efficacité à ce niveau. Par contre, et c’est ce que révélèrent les scandales Échelon et Prism, cette surveillance fut et est toujours utile en termes de négociations commerciales. L’intérêt principal de ces mesures, qu’elles soient privatisées ou aux mains des gouvernements, est simple : l’accumulation de richesses et l’espionnage industriel — la clef pour s’emparer des richesses en question. Qu’il s’agisse de promouvoir des intérêts complémentaires publics/privés, ou d’imposer des traités d’échanges économiques, souvent aux profits des états initiateurs des programmes de surveillances, leur usage a été prouvé. Brassant des milliards d’informations, parfois stockées sur des serveurs, triées par des algorithmes, Prism trouve paradoxalement son application dans un monde cherchant à se débarrasser de l’humain. Soit parce qu’il génère des coûts économiques trop importants, soit parce que sa perte — sur le théâtre des opérations militaires — peut être vue comme une faute politique et fragiliser la carrière des belles personnes. C’est pourtant cette disparition de l’humain dans le processus de surveillance qui est la principale raison de l’inefficacité de ces programmes — si tant est qu’ils soient mis en place pour nous protéger du comportement criminel de nos contemporains. Paradoxalement, la révélation de ces programmes a comme effet pervers d’en faire des instruments de contrôle de masse idéologiquement plus redoutables qu’ils ne le sont en réalité. Savoir que nos faits et gestes sont surveillés, stockés, et potentiellement utilisés, plus tard, contre nous, empêche toute curiosité insouciante, toute vie privée, toute possibilité de contestation. Évidemment, refuser d’être connecté fait également de nous des suspects en puissance. La meilleure des polices, au final, c’est nous-mêmes. Cette course au désengagement de l’humain, à sa mise au ban, voire à son élimination, on la retrouve dans les guerres d’occupation où les grandes puissances usent de robots drones aériens et terrestres pour dégommer un ennemi qui, lui, reste humain. On la retrouve évidemment dans la façon de penser la finance, lorsque les places boursières deviennent des serveurs-bunkers souterrains et hypersécurisés, en grande partie automatisée grâce à quelques algorithmes bien placés. Là encore, l’humain, ressource négligeable, au bout de la chaîne, en fait les frais. Que dire, au final, de la multiplication des applications censées nous « autoperformer », laissant une fois encore des algorithmes influencer nos comportements, tout en offrant des données personnelles à de jeunes milliardaires aux ambitions pour le moins angoissantes ?

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Ce qui fait toute la saveur de Citizenfour, c’est la façon dont sa réalisatrice replace au centre du débat la question humaine. Pensé comme le dernier volet d’une trilogie cherchant à photographier le paysage géopolitique de l’après 11 septembre 2001, Citizenfour impressionne par la tendresse qui s’en dégage. On n’y rencontre pas un héros, ni une figure qui se sait actrice de l’Histoire, mais un homme, dans toute sa banalité. L’attention que la réalisatrice accorde au tout jeune Edward Snowden et sa façon, faussement simple, de mettre en scène le dialogue qui s’instaure entre les journalistes et lui, étonnent tant elles s’éloignent des canons du documentaire journalistique. Là où l’on a trop l’habitude d’assister à un montage alterné entre spécialistes et images d’archives, Poitras propose de scruter les battements de paupières, les sécrétions du corps autant que les tics nerveux d’un homme qui se sait épié. Elle préfère laisser tourner sa caméra, acceptant l’imprévu, ou la suspension du temps, plutôt qu’user d’effets de cinéma qui finissent par affaiblir le style de documentaristes tels que Michael Moore. Laura Poitras place son regard au niveau des spectateurs, elle n’arrive pas avec une thèse toute faite. Tout le sens de la mise en scène de la cinéaste éclate dans une scène promise à rester dans les annales du cinéma documentaire. Déjà bien avancées, les explications d’Edward Snowden sont tout à coup perturbées par la mise en marche d’une alarme à incendie. Certes, c’est avec de telles séquences que ce documentaire a été comparé à Conversation secrète ou Révélations, mais surtout cette scène s’inscrit dans le vrai sujet du film : l’élément perturbateur, l’accident, voire le bug qui fait dérailler la machine.

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Ce petit grain de sable, dans ce système qui voue un culte à la technologie, à la supériorité de l’informatique vendue comme infaillible, c’est tout simplement l’homme. Un homme qui se voit comme simple citoyen, et dont les actes lui sont dictés par un sens du devoir qu’il croit être celui de tout un chacun, dès lors qu’il se veut un tant soit peu démocrate. C’est d’ailleurs ainsi que se termine le documentaire, par l’évocation d’un deuxième informateur. C’est sans doute ce qu’il faut retenir de Citizenfour : certes, la puissance de la NSA est évidemment impressionnante, et les liens entre les grands groupes de communication et les services secrets sont réels. Cependant, loin d’entretenir la paranoïa peu productive des conspirationnistes, Poitras et Greenwald, à travers l’action d’Edward Snowden, démontrent que les structures de surveillance sont fragilisées. Ces groupes qui défendent l’informatisation de la surveillance placent une trop grande confiance en ces outils, et se retrouvent démunis face à l’impossibilité de contrôler leurs personnels — conséquence paradoxale de la mise en place des idées néolibérales. Le soi-disant partenariat public/privé, typique de cette politique, oblige les gouvernements à privilégier des entreprises extérieures plutôt que de renforcer les forces de l’État. La multiplication des interventions externes augmente la probabilité de fuites de documents ultra-secrets. Ainsi Snowden révèle qu’il ne travaille pas directement pour la NSA, mais pour un prestataire en contrat avec l’agence, employant plus d’un millier de personnes. Dans cette configuration, il semble difficile qu’une telle mise en surveillance de façon globale soit gardée longtemps secrète.

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Si Edward Snowden ne veut pas personnifier son acte, c’est qu’il lui semble tout à fait légitime qu’ils soient reproduits par d’autres. Le départ précipité de Snowden est l’autre moment phare du film. Bien sûr, elle tire son importance de la façon dont la réalisatrice pointe l’angoisse qui assaille soudain le calme Snowden, qui doit se transformer physiquement. Mais elle introduit un autre personnage, qui fut un exemple pour Snowden : Julian Assange qui, avec Wikileaks, va permettre à Snowden d’échapper au filet judiciaire lancé contre lui. Le travail du fondateur de Wikileaks, tout comme le geste de Chelsea Manning, ont donnés le courage nécessaire à Snowden pour passer à l’acte. Mais à la différence de ses camarades d’infortune, il a cherché à ne pas faire les mêmes erreurs et, bien que coincé en Russie suite au retrait de son passeport états-unien, il est bien plus libre qu’eux de ses mouvements. Julian Assange est, depuis quatre ans, assigné à résidence dans l’ambassade de l’Équateur et Chelsea Manning est emprisonnée dans l’une des prisons les plus sécurisées des USA. Ce qui se dessine à la fin de Citizenfour, c’est l’organisation d’une résistance apatride et décentralisée, ne reposant pas sur un combat politique, mais plutôt moral. L’ironie de l’histoire, c’est qu’à bien des égards l’empire n’a jamais pris fin et que le système néolibéral ressemble de plus en plus à ce que fut le système bolchevique. Avant qu’il ne s’affaisse sur lui même, c’est aussi par l’action isolée de quelques hommes au sein du système de surveillance du Bloc de l’Est que le rideau de fer a commencé à s’effondrer. Loin de faire un constat fataliste et technophobe, Citizenfour invite à croire en des jours meilleurs. En attendant, la cinéaste n’oublie pas de rappeler que sur Internet, la surveillance a ses limites, et qu’il est possible de se protéger au mieux de la curiosité un brin fascisante des entreprises et des États. Les outils pour s’en prémunir sont, par un curieux hasard, des logiciels libres que l’on trouve plus ou moins facilement sur le Web, et qui sont de plus en plus faciles à utiliser. C’est d’ailleurs à ces logiciels que le film est dédié.

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Citizenfour, Laura Poitras, États-Unis/Allemagne, 1 h 54.

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