Screening Sex de Linda Williams : la politique des corps à l’écran

Avec la publication de Screening Sex, Capricci nous offre la première traduction française des écrits de la chercheuse féministe américaine Linda Williams. Disons-le tout de suite, Linda Williams nourrit une pensée féministe qui place l’émancipation de la femme au cœur d’une émancipation générale de l’individu. Dans cet ouvrage, la question féministe n’est pas une structure apparente mais seulement le terreau, le territoire qui accueille la réflexion.

Linda Williams envisage le cinéma par le biais de sa réception par le spectateur, son économie, ses rapports au pouvoir, ses avancées et son auto-censure. Dans le réseau complexe des ses visées sociologiques, politiques, sociales et psychanalytiques, elle n’oublie jamais la spécificité du travail cinématographique et s’applique même à le définir. Pas de pop sociologie ici, il ne s’agit pas d’utiliser l’histoire du cinéma pour plaquer une pensée pré-établie.

C’est une pensée, une politique de la représentation des corps dans l’histoire du cinéma qui se dessine. La critique s’écrit à partir du corps : représenté à l’écran ou assis devant. L’émotion qui est suscitée par le film n’est jamais prise pour argent comptant, pour un processus simple et clairement identifié de projection ou d’empathie. Dans l’introduction à Screening Sex, Linda Williams affirme « Le sexe dans les films est quelque chose de particulièrement volatil : il peut exciter, fasciner, dégoûter, ennuyer, instruire et inciter. Tout en produisant une distance avec l’expérience directe, immédiate, de toucher et de sentir par nos propres corps, il nous ramène à des sensations. C’est, je le suspecte, une des raisons pour lesquelles peu de choses vraiment intelligentes ont été dites à propos de l’expérience sexuelle des films, au-delà des déclarations sur la nature voyeuriste du médium et la quête implicite d’excitation des voyeurs. » Nous avons entre les mains, vingt ans après Hard core : Power, pleasure and the « Frenzy of the visible », ouvrage référence des études sur la pornographie, un traité sur l’apparition du sexe dans les films américains – productions hollywoodiennes et films d’avant-garde, cinéma d’exploitation et d’auteur, en passant par la cyberpornographie – la manière dont le dévoilement sexuel s’intègre à la narration et les échos entre ébranlements culturels et mise en scène de ce qui était resté, les années 60 bien entamées, ob/scène.

Le bonheur de la traduction permet d’insister sur le fait que les anglophones désignent l’acte sexuel, le rapport sexuel, par le terme d’intercourse, et qu’ il reste bien souvent un interlude dans la narration, rarement partie prenante du récit. Lorsque Linda Williams demande « Comment les récits de cinéma ont-ils fini par s’intéresser à l’orgasme, à la spécificité des pratiques génitales, orales ou anales, aux relations entre des individus de races différentes ou de même sexe ? », nous sommes loin d’une provocation – le sujet est là, accompagné par la pensée de M. Foucault, W. Benjamin, V. Shobchack, JB Pontalis ou J. Laplanche.

Alors, il ne s’agit pas d’un lent et infini dévoilement. Donner une construction discursive à la sexualité revient à jouer la délicate partition de l’occultation et de la révélation, du public et de l’intime. Mettre à l’écran et faire écran. Il ne s’agit pas seulement d’une progression vers l’explicite, il s’agit de s’emparer d’un objet insaisissable parce que quelque chose du sexe « historiquement et viscéralement » demeure étrange et « intraitable ». Et de le traiter quand même.

L’effet de cette tentative de saisissement du sexe sur la société est indéniable. Après Foucault, beaucoup minimisent l’impact d’une sexualité pré-existante tandis que la théorie sur le pouvoir d’imitation de W. Benjamin agit : après l’avoir vu, les gens vont pouvoir « jouer au sexe » comme un enfant « joue au train ». L’analyse par Linda Williams de son premier souvenir de sexe au cinéma, dans une salle d’art et d’essai de Berkeley, est admirable : face à La Source d’I. Bergman et La Ciociara de V. De Sica (films à Oscars), la première vision de rapports sexuels à l’écran coïncide avec des viols collectifs de jeunes vierges. Cette connaissance visuelle-là, avec des corps plus grands que nature qui s’affrontent jusqu’à la perte du point, au flou et à la perte de soi, une perte de netteté incandescente qui n’existe pas dans ces films, fondus en un par la mémoire, souvenir-écran qui sert de soutien à cette idée d’une vie face au film, d’une porosité qui laisse place à ces « relations incarnées » que tend le cinéma.

De nombreuses autres analyses se révèlent passionnantes : la dernière décennie du Code de production, les personnages qui ne cessent de parler de sexe comme prélude à ceux qui le feront (La lune était bleue d’O. Preminger – Qui a peur de Virginia Woolf ?, Ce plaisir qu’on dit charnel et surtout Le Lauréat de M. Nichols – Bob et Carol et Ted et Alice de P . Mazursky ), le rapport entre interludes musicaux pop et interludes sexuels, le parallèle entre les réflexions de M. Chion sur le son de la violence et la nudité réelle d’une scène de sexe au bruitage réaliste, les avancées d’un Macadam Cowboy de J. Schlesinger et de sa partie de scrabble qui tourne à l’affirmation de la puissance sexuelle.

Un chapitre consacré aux films d’exploitation et d’avant-garde permet de jeter un œil sur les représentation des corps dans l’acte sexuel mais surtout de la place du sexe dans le récit aux marges Hollywood et de la subversion du Code. Un passage par la sexploitation et ses films qui ne montrent souvent pas plus que les films hollywoodiens de la même époque mais dont le jazz vigoureux et dissonant emplit tout les gestes d’abandon orgasmique. Le Code était particulièrement clair quant à l’interdiction de représenter des « baisers excessifs et lubriques » entre blancs et noirs. Dans la soixantaine de films que désigne la blaxploitation, Linda Williams choisit Sweetback ‘s badasssss Song de M. Van Peebles et ses airs de gospel pour chercher à comprendre comment le réalisateur a utilisé les restes des tabous du Code pour créer une nouvelle forme d’érotisation. Émancipation politique, rappel de l’interdit racial, le sexe est au centre du récit, nous sommes loin de l’interlude mais assistons à un récit initiatique, la course d’un homme noir qui se fraye à coups de rein un chemin vers la liberté. L’analyse de ce film mérite à lui seul le détour. Pour l’avant-garde et ses surimpressions, Linda Williams s’attarde sur Blue Movie d’A. Warhol et son « sois douce, pour que je puisse te faire l’amour – douce, comme un ange »

Il est impossible de rendre compte ici des 35 pages qui concernent les orgasmes de Jane Fonda du Barbarella de Vadim au Retour de H. Ashby. Chacun devra aller lire afin de savoir « comment cette forme différente – féminine – de connaissance charnelle a-t-elle pu faire son apparition sur les écrans américains » sachant que cela est lié de manière inextricable à la guerre du Vietnam et à l’émergence de la sexologie (A. Kinsley, W. Masters, V. Johnson). Ce serait dommage de passer à côté des théories de Marcuse autour du labeur et de la libido et de l’épisode de la « bataille de la pénétration » entre J. Fonda et H. Ashby.

L’ouvrage se termine par une étude de scènes primitives américaines face à Blue Velvet de D. Lynch et Le Secret de Brokeback Mountain d’Ang Lee, introduite par une lecture des perversions à l’œuvre dans Matador d’Almodóvar. L’interdiction faite de « regarder » résonne avec le placard où dorment les chemises des cow-boys. Deux films diffusés hors des salles d’art et d’essai, qui amènent dans les foyers américains les fantasmes originaires de la castration.

La conclusion que livre Linda Williams comprend une comparaison des effets du grand écran (corps surdimensionnés) et des petits (pénétration des images dans l’intimité du foyer) qui réactive la question de la reproduction technique comme possibilité de « posséder l’objet d’aussi près que possible, dans l’image » de W. Benjamin. Quoi qu’il en soit, il faudra retenir ceci : « les écrans et les images dont ils sont le support ont acquis une part intime dans notre sexualité », l’acte même de regarder est désirable, sensuel, érotique, en soi, selon son propre régime. Si le sexe demeure « étrange et intraitable », la connaissance charnelle via l’image fait durer indéfiniment le désir de s’asseoir devant les écrans.

A offrir et à s’offrir, à lire d’un trait ou par fragments. Un essai passionnant, clair et didactique, dans lequel serpente et jaillit une intelligence brillante et joyeuse.

Screening Sex, Une histoire de la sexualité sur les écrans américains, Linda Williams, Editions Capricci.

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