Les Chiens errants : un film enragé !

Le cinéma de Tsai Ming-liang n’est pas forcément le plus joyeux au monde, mais il franchit ici, avec une certaine insolence, les murs du pessimisme. Dans un geste qui semble emprunté a l’ultime tableau de Rothko, le cinéaste ouvre son film sur un plan radical, où tout semble issu d’un cauchemar. Une chambre d’enfants dont les murs suintent une substance dont ne sait pas très bien s’il s’agit de peinture, de pétrole ou d’eau usée. Dans cet espace étouffant, des enfants dorment, immobiles. A leur chevet, une jeune femme, dont les cheveux cachent étrangement le visage, se peigne. Composé de tableaux en longs plans-séquences, Les Chiens Errants est un évident suicide commercial.

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A l’image des personnages du Cheval de Turin (Béla Tarr), ceux de Tsai Ming-liang se retrouvent dans l’antichambre de la mort, et le calme de la mise en scène nous conduit au bord du Styx, là où se trouve notre néant à venir. Les deux auteurs ont pour point commun de ne plus espérer que leur œuvre soit vue en salle : le marché a définitivement imposé ses règles. Cependant, là où le film du Hongrois semblait réfractaire à tout autre constat que celui de la fin du cinéma, et à la rigueur de l’idéal humaniste européen, le long métrage du Taïwanais se montre bien plus surprenant. Dans un geste sans doute désespéré, Tsai Ming-liang utilise les codes du film d’horreur pour dresser le portrait sinistre du capitalisme contemporain. Sans doute a t-il compris qu’il n’y a pas plus subversif que les séries B programmées avec innocence dans les multiplexes, lesquels font office aujourd’hui de cinémas de quartier. Ce n’est donc pas un hasard si, à propos du film de Tsai Ming-liang, Apichatpong Weerasethakul évoque le film-somme, au message insurrectionnel, de la culture geek : Matrix. Après avoir taquiné la comédie musicale avec The Hole, il continue aujourd’hui d’enrichir son cinéma en utilisant les armes du système pour imposer ses idées au marché.

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De cette chronique sociale d’une famille que l’on devine détruite par la crise économique, Tsai Ming-liang se refuse à faire un drame réaliste, préférant la description cauchemardesque d’une terrible réalité. On est en effet, ici, beaucoup plus proche de l’anthologie des morts-vivants de George Romero que du pamphlet marxiste à la Ken Loach. Tsai Ming-liang y filme sa douleur, en tant qu’artiste, de voir ce qu’il advient des citoyens ayant cru à un système qui aujourd’hui n’hésite pas à les éliminer. A partir de l’image du père, homme-sandwich, le cinéaste construit l’image d’un corps mort, d’un zombie, évoluant dans la ville protégé par son bodybag. A partir de l’image de la mère, le cinéaste joue sur l’effacement de la figure féminine qui, à force de reflets, de jeux de rideau et de cadres de fenêtre, s’enfonce, tel un spectre, dans les ruines qui composent la majorité des décors. Les enfants, en tout innocence, passent leur temps à voyager dans ces mondes mortifères où la seule utopie est celle de la consommation. Alors que le père, dans un acte symbolique, se livre à un cannibalisme métaphorique, ne s’accordant aucun espoir, le cinéaste filme avec tendresse le monde de l’enfance, dernier foyer d’espérance dans un monde appelé à disparaître. Dans un territoire qui doit autant à Tchernobyl qu’à Fukushima, ceux-ci sont encore capable de curiosité et d’imagination.

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Il y existe dans Les Chiens Errants une ironie certaine quant à l’approche des décors urbains, et c’est bien Dawn of the Dead qui est convoqué lorsque le réalisateur des Rebelles du Dieu Néon donne une telle importance au centre commercial. Difficile, alors, de ne pas penser aux meilleurs moments d’Act Of Killing, où l’on devinait que la société du loisir avait été le fruit de l’application méthodique, d’une insouciante stupidité, d’un génocide. En Indonésie, comme à Taïwan et partout ailleurs, le capitalisme traite les plus démunis comme des chiens. A cette différence près que les canidés, dans le film comme dans la vie, ne sont pas poussés à l’état de quasi esclaves, leur salaire de misère ne leur servant qu’à bouffer les restes.

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D’une stupéfiante beauté, Les Chiens Errants a cette fougue lyrique et indomptable rappelant les premiers temps du cinéma, ceux en particulier de Jean Vigo. Comme chez ce dernier, la caméra devient une arme, s’opposant ici à une idéologie qui, d’année en année est en train de détruire ce qui fait l’humanité. Oeuvre qui ne se laisse pas facilement apprivoiser, Les Chiens Errants n’en demeure pas moins une ode à l’art, seul refuge aujourd’hui de l’émotion. C’est en se réappropriant l’art, qu’il s’agisse du chant (terrible moment que celui où le père n’arrive plus à retenir ses larmes en se mettant à chanter), de la peinture (la fresque qui sert au film de pivot) ou bien entendu du cinéma, que les nouvelles générations pourront lutter contre le rouleau compresseur du marché. A ce propos, il est permis de penser que les deux derniers plans du film sont les plus beaux qu’ils nous ait été donné de voir depuis longtemps.

Les Chiens Errants, Tsai Ming-liang avec Lee Kang-sheng et Lee Yi-Cheng, Taïwan / France, 2h18.

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