Nymphomaniac, jouissez sans entraves !

« Tuez-moi, ou prenez-moi comme cela, car je ne changerai jamais ». Lars Von Trier a construit son œuvre sur la provocation : si ce principe subversif ne se retrouve pas toujours dans son art lui-même, c’est par le geste ou la parole de l’auteur qu’elle s’exprime. Acteur d’une situation unique, celle d’avoir été expulsé du festival de Cannes pour n’avoir pas su contrôler sa pensée devant un parterre de journalistes cherchant à faire le buzz plutôt que leur travail, le cinéaste danois se refuse depuis à toute apparition publique, et plus encore à s’exprimer face aux médias. De cette expérience douloureuse, Von Trier a tout de même réussi à tirer quelque chose. Crânement, face à cette société du buzz, il a conçu sa nouvelle œuvre autour d’une série de coups médiatiques. Et s’il y a bien une chose qui, aujourd’hui, attire plus les foules que les Nazis, c’est bien le cul. Si c’est ainsi que le monde fonctionne, allons-y !

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Pornographie médiatique

A l’image des grandes productions hollywoodiennes, le cinéma d’auteur se met à la page. La provocation consista ici à annoncer non plus un film contenant des scènes de sexe explicites (la chose avait déjà été expérimentée dans Les Idiots), mais de lancer Nymphomaniac comme un film pornographique se déroulant sur plus de cinq heures. Progressivement, l’équipe du cinéaste lança le casting, et plus les noms cités étaient connus, plus l’excitation des médias et des cinéphiles était à son comble. En signant avec Shia Labeouf, Lars Von Trier mettait de son côté un acteur plus connu pour ses rôles dans la saga Transformers que pour ses vidéoclips arty. Excités à l’idée de découvrir sur grand écran la naissance d’un monstre à mi-chemin entre cinéma d’auteur, pornographie et casting quatre étoiles, les internautes s’attachaient à relayer toutes les rumeurs liées de près ou de loin au projet. Aucune image dans un premier temps, avant que ne filtrent quelques extraits dans lesquels le sexe n’était que suggéré. A dire vrai, ces derniers présentaient au moins l’intérêt d’introduire une actrice inconnue, Stacy Martin (le très joli mannequin incarnant le personnage de Joe de son adolescence jusqu’à l’aube de la trentaine, la suite étant interprétée par Charlotte Gainsbourg, déjà vue dans Antichrist et Melancholia). Pour faire monter la sauce, on fit alors courir la rumeur d’une sélection à Cannes. Il n’en fut rien, évidemment.

A l’heure de sa présentation devant la commission de classification du CNC, l’opération de communication de Lars Von Trier avait déjà fait son effet. Ce n’est qu’à la fin de la séance que fut rendue la décision de déconseiller le film aux moins de 12 ans – rien de bien méchant, en somme. En réalité, la surprise vient avant tout de se trouver devant, non pas le film tant attendu, mais un bout d’oeuvre laissé à la production par le cinéaste. Un panneau prévient effectivement qu’il s’agit d’une version censurée, expurgée de ses plans les plus explicites et remontée pour une exploitation commerciale, en accord avec le cinéaste. Jusqu’ici, donc, Lars Von Trier peut se targuer d’avoir assuré la sortie de son film sulfureux et, en tant qu’artiste, la décision de ne pas s’impliquer dans le montage peut en fin de compte être envisagée comme la continuation d’une réflexion au long cours sur la place du cinéaste dans la conception d’un film. Déjà, à l’époque de The Direktor, Von Trier avait abandonné à une machine le choix du cadre. De fait, en quoi un film est-il une œuvre personnelle ?

Avant toute chose, il faut balayer l’idée selon laquelle les deux films qui forment Nymphomaniac puissent être séparés, et les envisager au contraire comme la seconde partie d’une œuvre appelée à se clore sous une autre forme, morcelée sans doute, sous l’aspect, au mieux, d’une série télévisée. En réalité, l’oeuvre du cinéaste englobe autant ses films que la communication réalisée autour d’eux, et devrait, une fois bouclée, constituer une sorte de tryptique transmédia. De tous les chiffres présents dans Nymphomaniac, c’est le 3 qui est le plus présent. C’est d’ailleurs un impressionnant split-screen qui voit l’écran se fragmenter en trois pictogrammes, sans doute le grand moment de la première partie du film. Mais si l’oeuvre prend une forme étrange, le faux diptyque que représente le métrage proprement dit se distingue, au sein de la carrière de l’auteur, par l’influence prononcée de la littérature sur son récit, lequel s’avère désarmant de simplicité. Dès lors, si l’on peut admettre que le cinéaste ait accepté la scission du film en deux parties, le spectateur a de quoi être frustré devant le choix quasi désinvolte de lancer le générique (qui reprend le storytelling des séries télé) au beau milieu d’un chapitre. Difficile de se faire une idée de l’étendue d’un roman, de son ampleur, en interrompant sa lecture à la moitié, surtout si la coupure intervient au milieu d’une phrase, ou d’un mot. Si le sentiment de frustration occasionné va alors dans le sens de l’oeuvre, cette déchirure, violente, nous amène de façon inconfortable à ce qui est annoncé comme la seconde partie. Alors que, dans un premier temps, il avait accompagné les fantasmes de son public en les enveloppant des expérimentations visuelles dont il a le secret, le cinéaste lui administre une douche glacée. Plus rêche (dans la forme) que violent par ce qu’il montre, Lars Von Trier reprend le cours de son récit. En somme, qu’il soit dépossédé du cadrage par une machine, ou qu’il laisse à la production le travail du montage, il reste le grand ordinateur de son œuvre. Interdit, remonté, censuré, découpé en deux parties ou morcelé en série, Nymphomaniac est une oeuvre qui, plus qu’un cri libertaire et vengeur, s’avère impossible à dompter, pour devenir à elle seule une parabole de la liberté.

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La Liberté guidant le peuple !

En cela le film est sans doute la plus belle adaptation, au cinéma, qu’il nous ait été donné de voir de l’oeuvre du Marquis de Sade. Comme l’homme de lettres, Lars Von Trier utilise la sexualité pour mettre en avant les dérives moralistes des sociétés occidentales, qui n’aime rien autant qu’exciter les fantasmes les plus débridés, à travers la publicité surtout, pour ensuite les condamner, et parfois très lourdement, lorsqu’ils sont assouvis par la population ou, dans le cas de Sade, lorsqu’ils servent un propos subversif. Dans son devenir hors-norme (l’oeuvre peut être vue comme tout à la fois le film en lui-même, ses différentes représentations et sa publicité), Nymphomaniac interroge notre rapport à la liberté face à la chape de plomb des normes imposées par la loi, la religion ou le monde du travail. Loin d’offrir au citoyen un cadre, une morale, ces institutions sont au contraire des machines a engendrer frustration et humiliation. Alors que l’on reconnaissait en Lars Von Trier un cinéaste porté sur une représentation de la femme en tant que victime, offerte au sacrifice, il nous offre sans doute ici sa première figure féminine authentiquement révolutionnaire. Maître de son destin dans une société patriarcale, elle s’abandonne dans les bras des hommes autant qu’elle les manipule. Il y a, dans Nymphomaniac, quelque chose de l’ordre du détournement situationniste : en utilisant les codes de la société du spectacle, Von Trier accouche d’un objet dérangeant, difficile à manier et parfois traversé de fulgurances insurrectionnelles : le jouissance sexuelle (celle de la femme, surtout) et l’amour y étant considérés, par les institutions, comme l’avant-scène du chaos. Joe use de sa sexualité comme d’un cocktail molotov, pour reprendre sa liberté.

Cette charge violente, dans le fond autant que dans la forme, contre ce qu’il est convenu de conceptualiser comme étant le spectacle, est aussi et avant toute chose un instantané de la pensée actuelle du cinéaste. Que raconte le film, en fin de compte, sinon l’histoire d’un individu qui veut s’exprimer librement ? Joe, personnage au prénom asexué, y assume son bonheur dans la sexualité, là où le cinéaste souhaiterait s’exprimer librement par son art. Joe, c’est lui. « Tuez-moi, ou prenez-moi comme cela, car je ne changerai jamais ». Si l’on en revient justement à ces mots de Sade, c’est que la virulence du film répond à celle des imbéciles. Si le spectateur peut être déstabilisé par la dénonciation du sionisme, qui semble arriver dans le film comme un cheveu sur la soupe, c’est qu’à travers ses personnages, Lars Von Trier répond à ses détracteurs. L’évocation de ses origines allemandes (qui lui valaient d’être traité de nazi par ses camarades lorsqu’il était enfant) n’aurait sans doute pas donné lieu à un tel scandale dans un autre pays. Mais en France, il était évident que, suivant la logique du buzz, sa bravade enfantine (« je suis un nazi ») serait entendue comme la confirmation du fait qu’un mélomane amoureux de Wagner ne pouvait être qu’antisémite. Le pays du cinéma est également le pays qui s’est le plus employé à rendre efficace la destruction des Juifs d’Europe par les Nazis. Loin de reconnaître l’antisémitisme profond qui la ronge, la société française vit avec cette mauvaise conscience, et ses institutions illustrent fréquemment ce malaise : l’exclusion de Lars Von Trier du festival de Cannes en est une nouvelle démonstration. Il était dès lors plus que maladroit, de la part du cinéaste, d’éteindre l’incendie en s’aventurant sur le terrain géopolitique, et sur ce qu’il pense de l’état d’Israël, avec la fougue qu’on lui connaît. Cet événement n’a pas aidé l’homme, depuis longtemps diagnostiqué comme dépressif, à lutter contre sa maladie, bien au contraire. Il aurait pu cesser de faire des films, retourner une nouvelle fois en hôpital psychiatrique : il a préféré se défendre, lutter contre sa misanthropie et sa peur de la foule, et réaliser Nymphomaniac, en se moquant d’une société qui, née du néant, s’y enfonce une nouvelle fois.

Nymphomaniac, volumes 1 & 2, Lars Von Trier, avec Charlotte Gainbourg, Stellan Skarsgard, Stacy Martin, Danemark / Allemagne / France / Belgique, 1h58 & 2h04.

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