12 Years a Slave ou l’imposture cinématographique

C’est auréolé du prix du meilleur film aux Golden Globes que la troisième œuvre de Steve Mc Queen, 12 Years a Slave, arrive sur les écrans français. Tout comme Lee Daniels (Precious, Paperboy, puis Le Majordome), c’est en cinéaste indépendant que Steve Mc Queen s’est rendu, et on le verra au double sens, à Hollywood, pour adapter l’autobiographie de Solomon Northup (incarné par Chiwetel Ejiofor), contant le calvaire d’un homme, noir, dans les plantations de coton du sud des Etats-Unis. Publié en 1853, ce récit dépeint la terrible expérience de la servitude d’un homme né libre à New York, violoniste qui, enlevé, va subir les outrages et les violences arbitraires de l’esclavage, éloigné pendant plus d’une décennie de ses proches. On n’approfondira pas davantage le rapprochement avec Lee Daniels, dont Le Majordome narrait de manière métonymique, mais non sans grossièreté, l’émancipation des afro-américains au cours du XXème siècle au travers du portrait d’un homme, véritable confident, ombre portée, des hommes blancs à la tête de l’Etat. Reste cependant une volonté partagée par ces deux cinéastes de se confronter à des sujets d’ampleur, interrogeant l’histoire et la destinée de la communauté noire américaine.

A l’opposé de ses deux précédents films (Hunger, Shame) particulièrement stylisés et qui dissimulaient mal la volonté ostentatoire d’apparaître sulfureux, le projet de mettre en scène 12 Years a Slave semblait suggérer un tournant académique de la part de l’artiste. La vérité est au fond bien pire : les afféteries de la réalisation disqualifient autant le biopic que la fresque historique pour réduire la dramatique trajectoire de Solomon Northup à un roman insipide vaguement pontifiant et affreusement complaisant.

A deux égards au moins le film avère ses limites. Par une répétition vaine d’ellipses, de fondus au noir et de flash-backs dérisoires, c’est bien le supplice du personnage principal qui se trouve trahi, dénaturé, dans la mesure même où sa durée est comme escamotée, jamais éprouvée par le spectateur : comble de l’échec du film donc que cette incapacité à représenter ce temps (de la souffrance, de l’éloignement, de l’avilissement) qui fut pour Solomon l’acmé de sa déchéance, la pointe acérée de son avanie et qui fait le titre même de son autobiographie. Par ailleurs, plasticien, Steve Mc Queen tend, souvent, à conférer à ses images une densité signifiante par la durée des plans, l’insistance sur un détail ou quelques mouvements d’appareil (travelling latéral, zoom avant lent…) qui caractérise autant une maîtrise formelle qu’une certaine grossièreté. Il en allait déjà ainsi durant la dernière demi-heure de Shame, montrant l’échappée orgiaque chromatiquement saturée de Brandon (Michael Fassbender). Ainsi, 12 Years a Slave est émaillé de ces plans, étranges, où une lune trop proche, trop éclairée, trop bigarrée, jaillit de la nuit noire, surplombant le drame du héros, satellite de carte postale dont on ne sait si, synecdoque de l’indifférente nature, elle raille la comédie humaine ou si elle s’apparente à une lueur d’espoir pour Solomon. Quoi qu’il en soit, figés dans leur artificialité, ces plans dévoilent une forme d’ironie qui désamorce l’appréhension du drame, et qui indique que, vraiment, le film ne se place jamais à la bonne hauteur.

On entend déjà, venant d’outre-Atlantique, les louanges à l’égard d’un film qui, enfin, aurait eu le courage de se confronter à cette époque abjecte de l’histoire américaine. Dans ce concert harmonieux on se permettra une double dissonance. D’une part, de Steven Spielberg (La Couleur pourpre) à Jonathan Demme (Beloved), d’autres cinéastes avaient affronté la question de l’esclavage non pas en éludant le romanesque mais en puisant humblement en lui souffle et puissance d’évocation. D’autre part, le récit est structuré de manière extrêmement manichéenne. D’un côté, Edwin Febbs (Michael Fassbender au plus bas, vociférant, la bave aux lèvres…), maître raciste et violent néanmoins fasciné par la beauté d’une esclave. Plein de la rancœur qu’éveille en lui sa concupiscence coupable et à force de traits caricaturaux, Edwin Febbs apparaît comme une figure vide et académique déroulant  les fils attendus de la perversion sexuelle et de la volonté de domination, de l’impuissance et de la barbarie. De l’autre côté, face à lui, Solomon Northup, à la fois cultivé et tempérant, honnête et talentueux, voit toutes ses actions, même les moins nobles, justifiées par la plate mise en scène de son désir de survivre, de retrouver les siens. La confrontation est alors toujours évidée, invalidée, emportant mollement par le recours à ce dualisme biaisé l’empathie du spectateur du côté de la victime. Impasse narrative, cet antagonisme interroge quand la mise en scène paraît si peu désireuse de conférer existence et visibilité aux autres esclaves, à ces hommes et femmes nés asservis.

La maladresse infâme du film relève justement de cette manière d’enclencher notre compassion pour un être qui, comme nous, est né avec des droits, sait lire, s’appartient ou plutôt s’appartenait, tout en reléguant à l’arrière-plan de l’image et de l’histoire ceux à qui il aurait fallu attribuer une place à l’écran, justement parce qu’ils sont nés et morts prisonniers, ceux à qui l’esclavage n’a rien laissé, ceux que 12 Years a Slave aurait pu venger simplement en les faisant exister en image. Autrement dit, lâche, sans audace et sans inventivité, le film se contente de privilégier un petit dénominateur commun pour tirer à peu de frais les larmes des spectateurs, enfonçant davantage encore les damnés de la terre dans l’oubli. Faut-il concevoir que pour Steve Mc Queen les hommes nés esclaves apparaîtraient à nos yeux tellement différents, tellement autres, qu’il était impossible de créer les conditions de notre compassion, de notre intérêt, de notre amour et de notre tristesse devant leur tragédie ?

Certes, dans le film quelques-uns sont des ébauches de personnages, certains ont même quelques lignes de dialogues, mais jamais aucun n’agit. On pourrait arguer, néanmoins, qu’à la fin du film, comme un retour du refoulé, comme une manière de donner forme, sens et présence à tous ces être massacrés, on assiste à une très longue séquence durant laquelle une esclave, la favorite de Edwin Febbs, Patsey (Lupita Nyong’o), est punie par le fouet. Durant de nombreuses minutes, filmés en plan séquence dans un mouvement circulaire, les coups s’abattent, révélant inexorablement l’intolérable douleur de cette femme à la mesure de sa peau, déchirée, qui se détache de sa chair sanguinolente. Scène métonymique, qui, par sa violence et sa durée, est censée porter la charge de tous ces êtres sacrifiés dans la plantation, et semble même être à la charge de ces hommes qui ont commis toutes ces atrocités. Tout à son désir d’envelopper par le mouvement de caméra la jouissance perverse du maître, son abomination, l’inexpugnable épreuve de l’esclave, et l’accablement de Solomon alors témoin, tout à sa virtuosité, Steve Mc Queen ne cesse de recadrer sur les expressions des visages et les lambeaux de peau, de chair et de sang afin d’être tout à la fois édifiant et plastiquement séduisant. Or, il ne suffit pas de filmer un événement pour lui donner  sens, car c’est bien la manière de filmer qui incarne la réserve des significations.

Ainsi, quand un metteur en scène, devant l’affliction d’un de ses personnages, à la fin de son film, « décide de faire un travelling » pour embrasser stigmates et visages en un même mouvement prenant bien soin de toujours recadrer afin de parachever l’harmonie figurative qu’il projette, un tel cinéaste « ne mérite qu’un profond mépris » et son film ne peut qu’être une coquille vide nauséabonde ne témoignant que de la vanité de son créateur.

12 Years a Slave, Steve McQueen, avec Chiwetel Ejiofor, Michael Fassbender, Benedict Cumberbatch, Etats-Unis, 2h13.

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10 thoughts on “12 Years a Slave ou l’imposture cinématographique

  1. Tout à fait en phase avec ta critique (la note me paraît même gentille, surtout en comparaison du contenu du texte).

    McQueen essaye de nous faire ressentir la douleur de l’esclavage avec des scènes de violence insupportables (la scène où Solomon est à moitié pendu notamment est assez putassière à mon sens) sans lui opposer (ou très mal) ce que peut-être le bonheur de la liberté, donc son film tourne à vide.

    J’ai trouvé un film comme « Django » beaucoup plus intéressant sur les rapports maîtres-esclaves, bien que je doute fort que Tarantino ait voulu dire quoique ce soit sur le sujet.

  2. Je suis d’accord avec la remarque sur le temps, on ne sent pas du tout passer ces fameuses 12 années, et c’est un problème. Pareil, le perso de Fassbender est trop caricatural, et c’est dommage. Le premier « maître », le « gentil », était plus intéressant.

    Sinon, en terme de mise en scène, le film est quand même, comme les deux précédents, une leçon. Certaines scènes sont incroyablement bien filmées, et les mouvements de caméra sont loin d’être aléatoires, ou perdus, comme tu sembles le suggérer sur la scène du fouet, mais au contraire parfaitement étudiés pour jouer au mieux avec le hors-champ, maitriser les entrées et sorties de champ, changer de valeurs, inclure dans le cadre, tour à tour, les différentes facettes qui permettent de ressentir au mieux l’action.
    Franchement, dans les cinéastes actuels, peu fournissent autant de pistes et d’idées dans leur découpages.

        1. Pas du tout François, ce que tu dis est très clair, mais c’est un vocabulaire un peu technique que tout le monde ne maîtrise pas. En parlant de maîtrise, celle ci est justement le problème du cinéma de McQueen: il est tellement préoccupé par l’obsession de faire de beaux plans, qu’il oublie souvent de mettre des idées à l’intérieur.
          « 12 years a Slave » contenait pourtant le potentiel de sujets passionnants, comme la folie qui gagne l’humain lorsqu’il possède un droit absolu sur d’autres vies, ou encore la constitution d’une culture musicale spécifique directement liée à l’esclavage (l’archéologie du blues)… tout cela est en germe dans le film, mais malheureusement pas traité par le cinéaste, trop occupé qu’il est à « jouer au mieux avec le hors-champ, maitriser les entrées et sorties de champ, changer de valeurs, inclure dans le cadre, tour à tour, les différentes facettes qui permettent de ressentir au mieux l’action »: un cinéaste hollywoodien basique, en fait.

  3. La critique de Sebastien est d’une precision et d’une justesse EBLOUISSANTE ! (Et ce n’est par solidarité avec un prof de philo que je dis… )

    1. Merci Eve,
      Néanmoins, sans rien changer à la teneur de ma critique, à la relecture et sous l’éclairage judicieux de quelque proche, je concède que j’aurais pu éviter mes prospections hasardeuses concernant les hypothétiques intentions du réalisateur, au fond toujours opaques. Le texte aurait gagné en simplicité et humilité.
      Mais je reste circonspect devant sa réception outre-Atlantique…

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