[Ciné-club 5] Entracte, ou comment sauver la jeunesse en quinze minutes

Récemment, se tenait la cinquième édition du ciné-club de Cinématraque. Pour l’occasion, nous recevions Yann Gonzalez, dont le très beau premier long métrage, Les Rencontres d’après minuit, sera en salles le 13 novembre. L’auteur nous présentait quatre de ses courts métrages, By The Kiss, Entracte, Je vous hais petites filles et Nous ne serons plus jamais seuls. Chaque mois, nous profitons du ciné-club pour inviter un spectateur à rejoindre la team Cinématraque. Cette semaine, nous souhaitons la bienvenue dans nos colonnes à Louise Bernard, qui nous livre sa critique d’Entracte.

Kate, adossée à un mur couvert de graffitis, échange quelques mots avec Salvatore, le temps d’un après-midi morne et familier. Pour « ne pas emmerder, ne pas s’emmerder », on fume des cigarettes pour fumer, on danse pour danser, on parle pour parler, et on attend désespérément l’événement qui viendra rompre cette étouffante grisaille. On pourrait être au théâtre, assistant à une représentation de Samuel Beckett, mais il s’agit d’Entracte, troisième court métrage de Yann Gonzalez, produit en 2007, avec Kate Moran, Salvatore Viviano et Pierre-Vincent Chapus, ses trois comédiens fétiches.

Si Entracte emprunte au théâtre de l’absurde son titre énigmatique, sa mise en scène frontale, ses effets de distanciation et son registre tragicomique, il s’agit malgré tout d’un film du début du XXIe siècle.

Ses trois personnages, la trentaine, sont bel et bien ancrés dans leur temps. Avides de consommer toujours plus, de la simple cigarette jusqu’au plaisir charnel le plus cru, en passant par l’écoute d’une musique pop, la vue d’un sexe, ou encore l’échange d’un baiser langoureux, tout est bon pour se distraire. Le désir et le fantasme, comme un rappel permanent, tissent en toile de fond le tableau d’une jeunesse désabusée et insatisfaite. On n’arrive jamais à satiété, et le temps qu’on essaie vainement d’occuper ne laisse de filer entre nos doigts incapables. Car il s’agit bien de cela, de ce « peu de jeunesse qui se consume », et qu’on voudrait figer, comme le rappelle Salvatore.

Avec humour et ironie, le réalisateur des très attendues Rencontres d’après minuit laisse d’abord ses personnages se débattre avec leurs propres chimères et leurs angoisses, en filmant de manière statique et resserrée des êtres eux-mêmes engoncés dans une mise en scène mécanique et dénuée de naturel. Puis, progressivement, l’action et la caméra délivrent les protagonistes de leur malaise. Une première danse, sur les paroles naïve d’Amoureux Solitaires de Lio, libère les attitudes, amplifie les mouvements et agrandit l’espace autour d’eux. L’arrivée de Pierre, le défunt optimiste, introduit ensuite affection et réconfort dans ce qui n’était que distance et insensibilité. Peu à peu, le cadre s’élargit, les acteurs se mettent en mouvement, une émotion saisissante émane enfin de leurs gestes et de leurs mots désespérés. L’identification est finalement possible, et le spectateur enclin à s’approprier leur angoisse.

Mais si le film se teinte d’abord de désespoir, sa conclusion n’est pas pessimiste. Au contraire, il s’achève sur la plus jubilatoire des libérations : la danse. Sur le rythme électrisant de Purple Confusion(feat. Bartuf), les trois personnages partagent un moment d’extase frénétique et rythmique, où le corps vibrant s’échappe des limites du cadre, s’endurcit, rompt ses chaînes pour se préparer à affronter le monde réel. Une fois la musique terminée, Pierre retrouve le royaume des morts, et les deux amis essoufflés s’enlacent et se promettent de rester l’un pour l’autre, et d’affronter ensemble « la nuit froide et immense ». Celle-ci fait l’objet d’un dernier plan comme suspendu : un zoom très lent sur une rue vide et brumeuse s’offre dans sa longueur, éclairée par des lampadaires aux tons chauds d’un côté et froids de l’autre. Une rue à l’image de la vie elle-même, ce long chemin fait de chaud et de froid, dont on ne sait jamais ce qu’il réserve, mais qu’on emprunte quand même, chargé de nos doutes et de nos expériences.

C’est comme si le cinéma lui-même venait délivrer les protagonistes de leur destin. Yann Gonzalez dialogue avec ses personnages, se fait le surmoi de leurs désirs inadaptés – Kate ne dansera pas sur du « Madonna », ni du « Justin », c’est trop cher dans un court métrage -, ou le garant de leur réconfort et de leur plaisir, en déclenchant la bande son, ou en introduisant Pierre dans le champ, comme par magie. Ou, devrait-on dire, « comme par cinéma », puisque le cinéma est justement cet artifice qui permet l’irruption du surnaturel, la présence retrouvée des disparus, le comique de l’absurde lié à des situations irréelles. Surtout, le cinéma est l’art qui fixe sur la pellicule, sur les DVD, le souvenir de ces trois personnes, leur « plaisir d’être là, ensemble, sur ces images » comme le dit Salvatore, avant d’ajouter qu’il leur « reste peu de temps » et que c’est pour ça qu’ils sont là, « pour défier le temps ». En s’accordant une pause de quinze minutes, le temps d’un entracte justement, Yann Gonzalez fixe la jeunesse et ses maux pour les faire résonner durablement en nous.

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