Paranoid Park & Spring Breakers : Allen Ginsberg forever, bitches

Alex, jeune skateur de 16 ans, n’aspire qu’à aller à Paranoid Park, skate park mal famé de Portland. Sur les voies ferrées, non loin de là, il tue accidentellement un agent de sécurité.

Paranoid Park fut annoncé comme la suite – et la fin – d’une tétralogie amorcée avec Gerry et poursuivie avec Elephant et Last Days, oeuvres liées par la répétition de gestes et de figures filmiques (notamment le plan-séquence en travelling) menant inexorablement à la mort, où du moins à son idée. La figure de l’adolescent (évoquée littéralement dans Elephant), ses références (Last Days), son expérience (Gerry), étaient au centre du dispositif. Paranoid Park plonge cette fois au cœur de sa pensée, de la construction de son histoire intime, au contraire des précédents films, dans lesquels Gus Van Sant citait ouvertement Béla Tarr – dans les remerciements du générique de Gerry notamment, annonçant un travail sur l’expérience de la durée et du non-récit, pour un retour à une forme primitive du cinéma d’Antonioni.

Paranoid Park relance, chez Van Sant, une veine mise en pause dans le générique même de Will Hunting, par le biais d’une dédicace à Allen Ginsberg & William S. Burroughs, figures de la littérature de la Beat Generation, tous deux décédés en 1997. Deux écrivains qui devinrent, pour les jeunes générations des années 60 et 70, des références correspondant à leurs aspirations. Gus Van Sant travaillera avec eux sur différents courts métrages, de manière très confidentielle, comme autant de brefs rapports amoureux : The Discipline of DE (1978), l’adaptation d’une nouvelle de Burroughs ; Thansgiving Prayer (1991) avec Burroughs en personne ; et Ballad of Skeletons (1997) avec Allen Ginsberg. Pour ce qui est des longs métrages, une seule apparition, celle de Burroughs en prêtre drogué dans Drugtore Cowboy. L’occasion pour Van Sant de lui offrir un portrait à sa mesure : celle d’une référence pour toute une génération, à travers l’expérience des drogues, et d’écrits semblables aux sermons d’une jeunesse disparue : Le Festin Nu, La Machine Molle

Adapter la forme singulière de la poésie de Ginsberg et le cut-up de Burroughs ont toujours été, pour Van Sant, une obsession, laquelle prend sa forme la plus accomplie dans Paranoid Park. Car le plan-séquence n’y est plus la forme tutélaire : de fait, nous ne sommes plus face à des blocs de temps, mais face à une forme brisée qu’il nous faut recomposer. Le traumatisme d’Alex donne le la de cet éclatement : il en devient le moteur, suivant ainsi la logique propre à l’adolescent. Van Sant choisit d’intégrer le regard de son personnage, de se plonger dans ses sensations : la forme du teen movie prend une voie nouvelle.

Le récit démarre dans le skate park, qui, lieu de la marge, sera le point central de l’histoire. Aux abords de celui-ci, sur les voies du chemin de fer (symbole fort de l’œuvre de Kerouac), aura lieu l’expérience de la mort. En contrepoint, le lycée, où se jouent les petits drames, ceux tolérés par les structures éducative et parentale. Par la tragédie, Alex ne fait plus que glisser dans ces lieux, incapables d’appréhender ses angoisses. Entre le lycée et le skate park, la ville et les maisons, tenues par les parents, et où les doutes s’expriment via une forme filmique adoptant le ton du cut-up : souvenirs éclatés, répétés dans une topographie de l’intime.

Pour mettre de l’ordre dans sa tête, écrire son récit personnel et, enfin, se pardonner, sans l’aval des autres (adultes, camarades du lycée), Alex fuit Portland. Paranoid Park évoque le langage d’une jeunesse qui, peut-être, n’existe plus aujourd’hui. Celle de deux disparus : River Phœnix, égérie de Gus Van Sant, et Elliot Smith, dont on réentend ici la voix frêle. Van Sant offre aux jeunes générations le film-testament de la sienne, en espérant, peut-être, qu’elle prenne le relais. A moins que la mort de Kurt Cobain n’en ait sonné le glas ?

Quelques années après Paranoid Park – témoignage d’une jeunesse qui achète encore des disques -, Harmony Korine nous introduit, avec Spring Breakers, à une nouvelle génération.

Souvenons-nous d’Altamont. Pour la génération hippie, celle-là même qui aspirait à l’amour et à la paix, un tremblement de terre. Ce jour-là, les Rolling Stones tardent à monter sur scène ; le public, sous l’emprise de la drogue, et la sécurité du festival, tenue par les Hells Angels, commettent l’irréparable : un spectateur est tué par balle. Le flingue, désigné par une certaine jeunesse comme le symbole de ce qu’ils rejettent, resurgit brutalement, quelques mois seulement après Woodstock.

La génération actuelle – que l’on appelle parfois « Y » – a son propre Woodstock : le spring break. Mais celui-ci, au lieu d’être un événement ponctuel, devient un rituel annuel.

Au bout d’une route qui se termine en cul-de-sac, la Floride. Plus moyen d’avancer. On fait du surplace en scooter, vêtu d’un bikini pour toute profession de foi. Sur la plage, James Franco rappe ce poème, tel un Ginsberg tristement contemporain (le ciel est bleu, sur le fond duquel se détachent les immeubles de Miami ; le public crie son enthousiasme, tel les hippies à l’écoute du poète dans les parcs de San Franscico) :

Vous venez tous d’être transportés

J’ignore si vous le savez

On est dans un endroit magique

Je ne suis même pas de cette planète

Je viens d’une autre planète

Je viens tous vous envoyer dans le putain d’espace

Voici un peu de poésie

Sur la plage

Ceci est la chambre du monde

Vous pouvez changer de vie, d’identité

Vous venez d’être hypnotisés et transportés vers un autre royaume

Ceci durera à jamais

Pour toujours, salope

On va changer le monde

C’est de la poésie en mouvement

Des gros culs et du fric qui tombe

Des bikinis et des gros culs

C’est ça, la vie

Sprink Break pour toujours

Avec Spring Breakers, Korine réalise un tour de force : mieux qu’un teen movie détourné, une réactualisation – au goût de la jeunesse occidentale – du Howl de Ginsberg (James Franco y ajoutant une dose de Miami Vice). Les filles rêvent de prendre la route, à l’image du Kerouac d’On The Road. Les mêmes phrases, la même envie d’un ailleurs, d’un mouvement d’émancipation. Pour elles, ce sera le spring break.

Korine, par le biais du montage, jouant de répétitions visuelles et sonores, ressasse le long poème de la génération Y : celle qui ne veut pas changer le monde, mais plutôt s’en rendre maître par la fête (au demeurant singulièrement normée : hommes en short, filles en bikini). Leur hymne ? Everytime de Britney Spears, chanté par Franco, seul au piano, au bord d’une piscine et entouré de ses filles, coiffées de cagoules rose fluo et armées de fusils.

A chaque génération ses idoles : le jeune public peut reprendre en choeur Britney Spears dans la salle de cinéma – Spring Break forever

Paranoid Park, Gus Van Sant, avec Gabriel Nevins, Daniel Liu, Etats-Unis, France/Etats-Unis, 1h25 (2007). Spring Breakers, Harmony Korine, avec James Franco, Vanessa Hudgens, Etats-Unis, 1h32 (2013).

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2 thoughts on “Paranoid Park & Spring Breakers : Allen Ginsberg forever, bitches

  1. Je ne suis absolument pas spécialiste des écrivains de la beat generation, mais ton analyse de Paranoid Park me semble particulièrement juste. Beau texte, belles interprétations. Idem pour Spring breakers d’ailleurs.

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