« Fedora » de Billy Wilder : 28 ans plus tard, le jumeau de « Boulevard du crépuscule »

« Fedora » commence par la fin : on apprend la mort de Fedora en même temps que le héros, William Holden, un scénariste-producteur indépendant sur le déclin. Holden se souvient que, quelques semaines plus tôt, il avait tenté d’aller jusqu’à l’île où vivait recluse l’actrice pour lui proposer de faire son comeback, dans une nouvelle version d’Anna Karenine qu’il souhaitait produire. Mais alors que Fedora, qu’il est arrivé à joindre difficilement, parce qu’elle vit entourée de gens étranges qui semblent l’isoler du reste du monde, voulait faire ce film, son entourage s’y est opposé et l’a empêchée de tourner.

En 1950, Billy Wilder réalisait avec Boulevard du Crépuscule l’un des films les plus cinglants sur Hollywood. L’auteur, alors en pleine gloire et au sommet de son art (succès d’Assurance sur la mort (1944), Oscar des meilleurs film et réalisateur pour Le Poison (1945) – et les années 50 seront plus triomphales encore), se penchait sur le destin des stars déchues du muet : Gloria Swanson, pratiquement dans son propre rôle, y incarnait un fossile resté figé au temps de sa gloire. Le jeu théâtral et expressionniste d’une Swanson en représentation permanente en faisait un monstre plus à sa place dans le Hollywood moderne, ce que viendrait lui rappeler un William Holden en jeune loup aux dents longues, et que chercheraient à lui dissimuler les collaborateurs d’antan en caméo, renforçant la vérité du récit (Cecil B. DeMille, Hedda Hopper, Buster Keaton…), ou un Erich Von Stroheim en majordome revivant leur conflit de Queen Kelly (1929).

Avec Fedora, Billy Wilder réalise le film jumeau de Sunset Boulevard, en posant un même regard cinglant sur les rescapés d’un Hollywood disparu, bercé des lueurs du temps de leur splendeur. Quelque chose a pourtant changé depuis le film de 1950 : Wilder s’identifie désormais à ces fossiles. Après un ultime triomphe avec La Garçonnière (1960), le réalisateur aura en effet passé deux décennies compliquées, le plaçant progressivement à la marge. Lui qui sut si bien inscrire ses œuvres dans les goûts et attentes du public se trouvait désormais trop en avance sur son temps – l’audacieuse comédie adultère Embrasse-moi idiot (1964) ou la farce politique Un, deux, trois (1961), en décalage ; la romance adulte d’Avanti (1972) – et, quand il pense réaliser son grand œuvre avec La Vie Privée de Sherlock Holmes (1970), le montage originel de 4 heures se voit mutilé par le studio, renforçant son amertume. Wilder verra donc les portes des studios se fermer lorsqu’il cherchera un financement pour Fedora et, à l’image de son héros William Holden, courant le monde pour trouver les fonds de sa prochaine production, cet avant-dernier film sera une coproduction franco-allemande.

Wilder placera beaucoup de son aigreur dans les dialogues de William Holden, fustigeant les « barbus » régnant désormais à Hollywood, ne jurant que par la jeunesse et réalisant leur film sans script. Holden est donc un producteur cherchant le salut dans ce passé glorieux, en cherchant à convaincre la star recluse Fedora (Marthe Keller) de retrouver le chemin des plateaux dans son nouveau projet, une adaptation moderne de Anna Karenine. Il ira pourtant de surprise en surprise lorsqu’il retrouvera l’icône, dont la beauté inaltérée est contrebalancée par un esprit tourmenté, sévèrement refréné par un entourage castrateur. L’inspiration principale de Fedora est bien évidemment Greta Garbo, star secrète et mystérieuse, aux prétendant(e)s innombrables et prêts à se damner pour elle, et qui entretint sa légende en se retirant au faîte de sa gloire, pour ne plus reparaître publiquement. Wilder, dans sa première partie, montre le mythe s’effriter : la beauté physique est une illusion du passé, artificiellement entretenue, mais l’ego démesuré qui en résulte souffre de ne plus être le centre de l’attention et des regards, créant des êtres monstrueux et inaptes à une vie normale. Marthe Keller est un masque de cire, désarticulé et dissimulé derrière chapeau et lunettes, ne la rendant que plus insaisissable et formidable (avec le recul, elle semble annoncer, par son allure, d’autres grands incompris reclus, tel un Michael Jackson), et offre un contraste saisissant avec la véritable déesse aperçue dans les flashbacks, mais là aussi, déjà, prisonnière de son mythe.

Fedora ne retrouvera son lustre que lors de son enterrement, quand elle pourra une ultime fois se mettre en scène et susciter l’admiration de son public. La deuxième partie du film écornera pourtant une nouvelle fois le souvenir, par une révélation ouvrant sur une portée plus vaste encore. L’âge d’or hollywoodien pensait avoir créé des Dieux modernes avec ses stars plus grandes que natures, mais il, a pour le pire, engendré des monstres prêts à sacrifier leurs proches pour perpétuer une grandeur disparue. Wilder s’avère moins cinglant et corrosif que dans Sunset Boulevard, la lucidité le disputant au regret de ce qui n’est plus, et dont l’émerveillement comportait sa part d’ombre. Wilder observait sa Norma Desmond avec la fascination d’un anthropologue ; à l’inverse, il regarde Fedora avec compassion, car il partage son sort de fossile. Le film testament de Wilder, dans lequel on préférera voir sa vraie dernière œuvre, plutôt que dans le piteux Buddy Buddy (1981).

Fedora, Billy Wilder, avec Marthe Keller, William Holden, Hildegard Knef, France / Allemagne, 1h56 (1978).

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