The L Word d’Ilene Chaiken, Showtime (2004-2009) : Au centre de la « marge »

Installer la fiction au long cours des jours et des nuits d’une certaine communauté sans en faire le territoire des stéréotypes et autres figures imposées. Tel fut le défi largement relevé d’Ilene Chaiken, initiatrice il y a dix ans sur la chaîne câblée américaine Showtime de ce qui fut plus que la série lesbienne : l’un des programmes mettant en scène les personnages féminins parmi les plus « normaux » du moment. The L Word prit le pari de montrer ce qu’était en effet l’homosexualité féminine, mais si possible sous son angle le plus banal, le plus bêtement quotidien. Les protagonistes, une dizaine de femmes d’âges divers (la trentaine en moyenne) seront six saisons durant plus et moins que des icônes gay : des amoureuses finalement très comme les autres, pas plus ou moins fréquentables que leurs homologues hétéros des séries d’à côté.

Entre scènes de sexe ne passant pas par quatre chemin (presque toutes les actrices ont osé la nudité) et scènes de ménage d’une grande sécheresse, infidélités (le personnage de Shane, inapte à tout engagement durable) et tentatives d’installation sur le long terme (le couple central Bette et Tina), chaque saison de The L Word aura été mue par une seule et même ambition : déghettoïser le « monde » lesbien, ne pas demander plus que toute autre série à vocation plutôt réaliste. Ces personnages, c’est à la condition d’accepter tous leurs choix de vie, de faire avec leur indifférence à nos attentes qu’ils parviendront d’épisode en épisode à remporter le morceau et s’affirmer au final comme tellement plus que les porte-paroles d’une cause légitime. A la fois assez lisse et pleine d’aspérités, cette série bénéficia idéalement de l’épreuve du temps.

Ne pas croire pour autant que la question des difficultés inhérentes à l’orientation et à l’identité sexuelles ne fut jamais au centre de la série. S’il fallait à tout prix élire un personnage dont le parcours acheva de faire du programme l’un des plus audacieux qui soient en termes de représentation des vacillements du genre, ce serait celui du transsexuel Moira (future Max), joué à partir de la saison 3 par l’androgyne Daniela Sea. Entre sa première apparition et son adoption pleine par le cours de la série, Moira/Max passera sensiblement de « butch » typique (camionneuse) à plutôt beau mec, suite aux résultats manifestes de son traitement hormonal. Personnage en transition, Max sera intégré sans problème à la bande tout y en restant la seule figure manifestement « border line ». Quelque chose de sa solitude marquera chacune de ses scènes d’une mélancolie sans égale. Jusqu’à un retour de bâton franchement déconcertant le ramenant à sa condition biologique d’origine : celui d’une femme susceptible de porter un enfant.

Le paysage de la série télé U.S. contemporaine a certes mis en lumière depuis vingt ans toutes les couches possibles et imaginables de la société, la norme comme la marge, le flic comme le voyou, le Noir comme le Blanc, l’hétéro comme l’homo (et d’ailleurs le bi). En cela, si nous parlons aujourd’hui, pour ce dossier, de cette série, c’est bien sûr parce qu’elle répond plus que toute autre à notre sujet, mais surtout parce que sa singularité reposa sur son avant-gardisme sans clairon. Avant The L Word, combien de films, de séries surent dépasser ce que Christine Boutin, qui n’en est pas à un raccourci près, qualifie de « mode gay » ? Pour le spectateur homo comme hétéro, il fut surtout question, durant ces six années de diffusion, d’identification à des passions finalement si communes, très ordinaires, d’exploration des spécificités d’une communauté ni plus ou moins « à la mode » qu’une autre. Soit un exemple ô combien estimable de possible fiction pour tous.

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