The Act of Killing, un spectacle idiot et irresponsable

Parce que le réalisateur refuse de resituer son documentaire dans son contexte, il faut bien en passer par là : à l’image de l’Amérique du Sud, qui allait bientôt subir le même traitement, l’Indonésie a connu, à l’aube d’octobre 1965, un coup d’état dont la logistique fut, en sous main – comme de bien entendu – assurée par la CIA. Les États-Unis reprochaient à l’époque au président Sukarno de s’être retiré du FMI et de la Banque Mondiale. Autrement dit, celui-ci refusait que l’Indonésie subisse les théories économiques que voulaient expérimenter ces institutions. Loin de se laisser intimider par l’Occident, le nationaliste Sukarno ira même jusqu’à se rapprocher du parti communiste indonésien, qui voyait alors sa popularité s’élargir. Imaginez un peu, par exemple, si le Général de Gaulle en avait fait autant ? L’horreur. Pour éviter ce genre de désagrément, en haut lieu, aux USA, les ordres étaient clairs : il fallait « liquider le président Sukarno ». Le Général Suharto profita d’avoir été prévenu d’une tentative de coup d’Etat (auquel participèrent sept généraux conservateurs) contre le président Sukarno pour prendre les rennes de la répression. Dès lors, il fera en sorte que les communistes soient tenus pour responsables de la déstabilisation de l’État. Acculé, Sukarno abandonne progressivement son poste au profit de Suharto, dont le projet d’appliquer les directives de ses conseillers économiques ne pouvait se faire en douceur. Reprenant les mots de Milton Friedman, il dira ainsi que l’Indonésie avait besoin d’un « traitement de choc » – un refrain aujourd’hui bien connu, et qu’il appliqua avec un zèle incroyable : des milliers d’intellectuels, d’étudiants, d’universitaires, de syndicalistes furent massacrés, torturés, mutilés, exterminés. Les démocrates qui échappèrent aux massacres furent souvent emprisonnés de façon arbitraire, tous accusés d’être « communistes ». Là où le Général Pinochet avait, dans un premier temps, tenté d’imposer un fascisme bon teint, Suharto, lui, appliqua directement l’idéologie néolibérale. Selon l’anthropologue James Siegel, le régime de Suharto a cependant une particularité : en plus de l’influence des idéologues néolibéraux, la junte facilite les infiltrations mafieuses au sein même du pouvoir en privatisant les institutions militaires. Main dans la main, gangsters et militaires font régner la terreur sur toute l’Indonésie. Des treize milices qui, aujourd’hui encore, paradent régulièrement dans les rues de Jakarta, nombreuses sont celles que contrôlent des criminels. S’ils sont en mesure de le faire, c’est qu’au moment des massacres, le Général Suharto lui-même revendiquait fièrement son statut de criminel. D’où le titre du livre de Siegel : A New Criminal Type in Jakarta. Évidemment, les experts économiques occidentaux saluèrent la vitalité nouvelle de l’économie indonésienne, d’autant plus que le pays réintégra le FMI et la Banque Mondiale. Si les massacres commis en Indonésie et, dix ans plus tard, au Timor Oriental, furent longtemps ignorés par l’Occident, il ne faut pas y voir un hasard.

De tout cela, Joshua Oppenheimer ne parle pas, préfère en dire peu, ou rester dans le vague. Dès le départ, son documentaire a donc du plomb dans l’aile. Revenir sur les massacres de l’époque en les séparant de l’idéologie qui en est à l’origine est pour le moins irresponsable. D’une part il participe à dédouaner une idéologie encore active ; d’autre part il noie son sujet dans un décorum, éloignant son film de sa note d’intention. Difficile de comprendre ici ce qu’est l’acte du tuer, et ce qu’il entraîne chez qui le commet. Bien sûr, la question mérite d’être posée : le cinéma, après tout, aime s’interroger sur la mort et le meurtre. D’autres réalisateurs ont traité de ce sujet, et de façon plus intelligente, même en jouant sur l’ambiguïté – Michael Haneke, pour ne pas le citer. Voulant sans doute emboîter le pas de Rithy Panh, Oppenheimer recueille la parole des tortionnaires. Ce que n’a sans doute pas compris le cinéaste états-unien, c’est que Rithy Panh laissait les tueurs s’exprimer et s’égarer eux-mêmes dans leur mise en scène. Oppenheimer, lui, décide de participer aux délires de ces hommes, tout heureux d’affirmer leur image criminelle. Dans C’est arrivé près de chez vous, Rémi Belvaux questionnait cette pratique jouant sur la connivence, inspirée des reality shows. Bien qu’il semble vouloir discuter aujourd’hui de sa méthode, celle-ci n’est, dans The Act of Killing, jamais remise en cause, bien au contraire. Si, tout au long du film, on s’interroge sur l’origine du projet, c’est que, très vite, le cinéaste perd pied et se met aux services de ces hommes. Mal à l’aise face à son sujet, il tente de reprendre le dessus avec la même maladresse dangereuse : en confrontant régulièrement l’un de ses personnages aux reconstitutions filmées, il montre comment lui, Joshua Oppenheimer, va rendre le tueur physiquement malade. La connivence qu’il a cherchée lui donne une base pour trouver le glamour dans l’horreur, mais également le pouvoir de s’ériger en juge des crimes commis. On quitte alors toute ambiguïté, au profit d’un objet imbécile et malhonnête, dont le summum est atteint lorsque, par deux fois, le cinéaste suit les miliciens recrutant femmes et enfants pour les besoins de « leur » film. On voit alors ces adultes jouir de la terreur non feinte éprouvée par les enfants. Qu’apporte cette scène où les tueurs reconstituent, face à des figurants d’aujourd’hui, la façon dont ils tuèrent des enfants ou violèrent des femmes, et parfois les deux ? Le spectacle est là, le traumatisme des enfants aussi. Il en faudra, du temps, pour que le tueur jovial rassure son gosse, lui expliquant que ce n’est « que du cinéma ». A ce stade, The Act Of Killing montre le peu de considération que semble avoir Joshua Oppenheimer pour les hommes qu’il filme, tout particulièrement les enfants.

Le manque de réflexion du réalisateur face au sujet qu’il filme est si criant que l’on est étonné de trouver un moment d’exception : les miliciens, totalement désinhibés face à la caméra, laissent le documentariste capter les méthodes qu’ils utilisent aujourd’hui pour pratiquer le racket auprès des commerçants : un mélange d’intimidation et de flatteries, associé à de mauvaises blagues. La terreur se lit alors sur les visages des victimes qui, tête baissée, leur glissent des liasses de billets. Ce court moment constitue sans doute le seul intérêt du film, car il donne à voir des méthodes qui, pour avoir également cours en Occident, auront rarement été filmées avec autant de clarté. On voit alors émerger la piste d’une belle subversion, revenant sur l’utilité du crime organisé dans le maintien de l’ordre au sein des démocraties néolibérales : l’utopie économique d’un pays devenu galerie marchande, où le peuple continue de consommer sans remettre en cause l’origine du mal, par peur des représailles. Sans doute Oppenheimer n’a-t-il pas su décoder l’importance de ce moment. Simplement effleurée, l’idée aurait pourtant mérité tout un film.

The Act of Killing, Joshua Oppenheimer, Danemark / Norvège / Grande-Bretagne, 1h55.

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