Berberian Sound Studio, le giallo 2.0

1976. Gilderoy, un ingénieur du son britannique, atterrit en Italie pour travailler sur la post-production d’un film d’horreur, Il Vortice Equestre (Le Vortex équestre). Une première pour lui, qui n’avait jamais mis les pieds dans la péninsule, ni collaboré à la conception d’un long métrage de ce genre, et qui ignore pourquoi il a été embauché. L’atmosphère étrange régnant entre les murs du studio Berberian sont loin de lui promettre une partie de plaisir.

Des mains gantées de cuir qui actionnent les appareils de projection. Des cris de femmes qui déchirent le silence. Un Vortex équestre, dont l’académie et l’histoire de sorcière font penser très fort au Suspiria de Dario Argento… En réutilisant certains motifs du giallo (et, plus largement, du cinéma fantastique transalpin), Berberian Sound Studio rend hommage à ce genre qui a connu son âge d’or au début des années 1970. Giallo signifie « jaune » en italien. C’est la couleur qu’utilise, dès les années 1920, l’éditeur Mondadori sur les couvertures de ses polars. Au fil du temps, le terme « giallo » est tombé dans le langage courant pour qualifier les thrillers made in Italy partageant certaines thématiques, codes et traits esthétiques. La grande majorité des gialli met en scène des psycho-killer qu’un traumatisme a poussé au crime, à moins qu’une histoire d’héritage ne motive les meurtres. L’assassin commet ses forfaits avec des gants de cuirs et a une préférence pour les armes blanches. Ses victimes sont essentiellement féminines, et issues de la bourgeoisie ou de la jet-set. Et il n’est pas rare que l’érotisme vienne se mêler à tout ça. La misogynie n’est jamais très loin non plus. Initié par Mario Bava (La fille qui en savait tropSix femmes pour l’assassin…) et Dario Argento (L’oiseau au plumage de cristalLes frissons de l’angoisse…), porté par des Sergio Martino (L’étrange vice de Mme WardhLa Queue du scorpion, Toutes les couleurs du vice…) ou des Lucio Fulci (Le Venin de la peur…), le giallo a suscité un vif engouement public avant de s’essouffler au début des 80’s.

Giallo 2.0

Depuis quelques années, ce genre est exhumé par des réalisateurs biberonnés au cinéma horrifique italien et/ou fascinés par les potentialités plastiques qu’offre l’esthétique giallesque. En 2009, Hélène Cattet et Bruno Forzani signaient avec Amer une œuvre fétichiste pour raconter trois temps forts de la vie d’une femme. Aucune intrigue policière, mais une approche sensorielle (filtres de couleurs, crissements du cuir…). Ils ont récidivé en 2012 avec le très sensuel sketch « O pour Orgasme » dans l’anthologie The ABCs of death – encore inédite en France – et promettent, pour cette année, un giallo pur jus avec L’étrange couleur des larmes de ton corps.
En 2011, Saverio Costanzo adaptait le best-seller de Paolo Giordano, La Solitude des nombres premiers, et narrait les destins entrecroisés de deux âmes sœurs écorchées vives en instillant du giallo au mélo. Outre la scène d’ouverture très « argentienne », il poussait la citation jusqu’à réutiliser le thème de la BO de L’oiseau au plumage de cristal
Berberian Sound Studio
 s’inscrit dans la lignée de ces films qui adressent une foule de clins d’œil respectueux au cinéma horrifique italien mais ne se résument pas à un exercice de style. Tout comme les exemples pré-cités, le long métrage de Peter Strickland sublime et transcende les codes pour aboutir à une œuvre « ovniesque », iconoclaste.

Cris, chuchotements et mal du pays

Bien qu’auréolé de deux prix à Gérardmer (le prix spécial du Jury et le prix de la critique), Berberian Sound Studio n’est pas un film d’horreur. Il s’agit d’un objet souvent déconcertant, parfois à la limite de l’expérimental et de l’abstraction, qui se vit avant tout comme une expérience sensorielle. Le travail sur le son est remarquable – le contraire, avec un tel sujet, aurait été un comble. Cris, chuchotements, murmures, bruissements, morceaux instrumentaux mais aussi silences se mêlent pour créer une partition sonore tantôt envoûtante, tantôt inquiétante. Peter Strickland s’est amusé comme un fou à assembler ces sons, à jouer des contrastes, des accélérations ou ralentissements de rythmes.
Berberian Sound Studio est aussi un hommage ludique à ces professionnels dits “de l’ombre” – doubleurs, bruiteurs, mixeurs – dont la contribution dans la conception d’un film est pourtant d’une importance majeure, notamment dans le genre horrifique. Il montre comment, avec une simple botte de radis, un chou-fleur ou une paille dans un pichet d’eau, il est possible d’assurer le bruitage d’un horrible crime de cinéma.

Le scénario, lui, est d’une grande simplicité : un Anglais coincé – Gilderoy a tout du vieux garçon – est déconcerté par sa découverte des mœurs latines. Le choc des cultures est d’abord cocasse, mais l’atmosphère se fait de plus en plus plombante. Entre un producteur sadique, un réalisateur mégalo et une secrétaire irascible, l’ingénieur du son a bien du mal à se détendre et se renferme sur lui même et sur son travail. Le fait qu’aucune scène du film ne soit tournée en extérieur renforce cette impression claustrophobique. Strickland multiplie les ellipses, fait perdre au spectateur ses repères par un habile jeu de montage, changeant de décor sans prévenir, et le perturbe avec ses expérimentations sonores. Le public est alors immergé dans les visions hallucinatoires de cet ingénieur du son, qui semble peu à peu perdre pied avec la réalité. Gilderoy est un étranger perdu dans un environnement qu’il ne connaît pas et dont il ne comprend pas la langue. Pris au piège de son mal du pays, qui pourrait le rendre fou.

Berberian Sound Studio, Peter Strickland, avec Toby Jones, Tonia Sotiropolou, Grande-Bretagne, 1h32.

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