Spring breakers, délivrance de la jeune fille américaine

Je suis allé voir Spring breakers. Pire, j’ai demandé à aller voir Spring breakers. Alibi en poche – « Quelqu’un devait s’y coller pour en faire la critique sur Cinématraque et c’est tombé sur moi » – j’ai enfilé mon plus beau maillot de bain, le tahitien, sifflé rapide une bouteille de Chivas en me la faisant cracher dans la bouche par mon voisin gendarme, sur un remix de John Dahlbäck, et hop, j’ai garé ma Testarossa en travers du trottoir, en face du MK2, mon MK2, le MK2 de mon quartier, le quartier où je fais la teuf non-stop, où l’on s’éclate trop comme des oufs, chte juuure !, parce que bon Yooooooo ! On lève les bras en l’aaaaaaaaaaaair ! Faaaaaaaaaites du bruit !!! Yo yo yoooooooooo !

désespoir en string sur tous les écrans

En fait je m’attendais à la resucée vaguement scénarisée sur grand écran de l’une de ces émissions de merde déjà vues cent fois sur TF1, NT1, M6, NRJ7, RTL9, KM16, etc. Vous savez ? Celles où l’on suit des spring breakers américains pour soi-disant étudier « le phénomène des vacances estudiantines orgiaques outre-atlantique », mais où l’enquête sociologique se résume à la possibilité de mater dans son jus de la viande fluo à une heure de grande écoute… Tout ça histoire d’être un peu chaud à la coupure pub de 20 minutes, avant le long reportage sur la vie somme toute pas si terrible que ça des prostituées thaïlandaises, espagnoles ou allemandes. Audimat Phuket, Goethe Beauty Institut, médiamétrie de la Jonquera, désespoir en string sur tous les écrans.

Alors à la perspective de ce petit film sur de jeunes adolescentes américaines en quête de partouze géante et de coma éthylique, je me suis dit : « Ça va un peu me changer, ils auront au moins soigné la photographie. Enfin un peu d’érotisme haut de gamme ! ». Dans cet état d’esprit, j’avais déjà quasiment rédigé ma critique avant d’entrer dans la salle. Elle avait un titre tapageur : « La reproduction du saumon en eau triste ». Pourquoi du saumon ? Ben je vais vous l’expliquer, mais avant je voudrais une chose : Yoooooooo ! Faaaaaaaaaites du bruit !!! Yo yo yoooooooo !!! Topless les bitches ! Yo yo yo les keums aussi !!! …

surenchère de la libération sexuelle

Pourquoi le saumon ? Parce que sur l’échelle des sexualités animales, entendre par là les sexualités dépersonnalisées, on pourrait dire désubjectivées (le nouveau pape dirait, à l’instar de l’ancien, « déshumanisées »), le spring break est peut-être l’échelon alpha. Je m’en explique. Nous connaissons tous « les chiennes et les chiens » des clips de rap (Snoop tu es mon Dieu, et si je n’avais pas vu dans tes clips tous ces culs rebondis imitant dans le vide l’acte sexuel, je serais encore puceau de l’oeil droit). Nous savons tous par ailleurs que les plus chanceux d’entre nous sont montés « comme des ânes », que les vraies salopes sont « des truies », qu’un petit coup rapide sur un parking de boîte de nuit revient à « bourriquer du thon » (attendri toute la soirée par un bpm adéquat). Ça nous le savons, c’est le B-A-BA du lexique, certes vulgaire mais officiel, issu dans son infinie surenchère de la libération sexuelle qui nous fut vendue il y a longtemps de cela maintenant.

Tu te saoules, tu te fais niquer ou tu niques

Mais à ces gammes mentales imposées, qui visent toutes à éloigner le plus possible de l’espace public la figure de l’amoureuse et celle de l’amoureux (on se reportera à Barthes pour une description fouillée de cet exil moderne des sentiments), s’ajoute depuis l’apparition du spring break, la possibilité non plus simplement de « baiser comme des bêtes » – so 20th century ! -, mais celle littéralement de frayer comme des saumons. Oui, « frayer ». Partir en spring break, qu’est-ce sinon remonter les courants tumultueux des autoroutes à quatre voies vers la mer des Sargasse, le lieu collectif de reproduction d’une espèce maintenant exhortée à imiter la sexualité des poissons. Tu te saoules, tu te fais niquer ou tu niques ceux qui sont à côté de toi dans la foule, tu repars. Tout cela en banc. La piscine a d’ailleurs remplacé le lit ou tout autre support au coeur de cette nouvelle organisation de la copulation. Dans cinq ans, le top consistera à se grimper dessus en bavant abondamment comme les escargots. Mais pour l’instant, et dans les mois à venir, les filles se contenteront de pondre des oeufs orange miel, transparents, et les garçons une fois morts flotteront le ventre en l’air, la bouche ouverte dans un cri silencieux que l’on imagine de stupéfaction. Yooooooooo ! On lève les bras en l’aaaaaaaaaaaair !!! Faaaaaaaaaites du bruit !!! Yo yo yoooooooooo !

Il ne s’agit pas du tout, mais pas du tout, d’un nanar

Bon mais cette critique, vous ne la lirez jamais, elle ne sera jamais écrite… Car rien ne s’est passé comme prévu… Je me suis pris une bonne claque dans la gueule. Je préfère le dire tout bêtement, j’ai été cueilli par ce film.

Il ne s’agit pas du tout, mais pas du tout, d’un nanar à destination de pervers papis ou d’ados décérébrés en proie au marathon d’agitation d’une puberté tyrannique. Pas du tout du tout du tout. Je dirais, pour résumer, j’aime faire court vous le savez, que ce film est une authentique parabole, un apologue, où le spring break vaut descente aux Enfers pour les quatre anti-héroïnes de cette aventure, qui de poufs lambda trouvent au cours du film chacune la force d’une rédemption, d’une métamorphose à l’épreuve d’un monde où la dépravation est la règle et la fête la loi. C’est très clair dès le début, comme toujours avec les Américains mais finalement pourquoi pas, avec ce passage de l’Épître aux Corinthiens professé dès les premières minutes par un prédicateur au look d’ex-toxico qui nous rappelle la grande miséricorde de Dieu. Le Seigneur a tout prévu, là où tentation il y a existe toujours une échappatoire. La suite du film démontre qu’il en existe même plusieurs. Encore faut-il les emprunter évidemment, ne pas se complaire dans le vice, dépasser sa propre fascination, femelle ici, pour l’instinct de mort et son intrication ancienne, totale et célébrissime avec le glam d’Eros.

complices dépassés par les événements assis à la place du mort

Je ne veux pas vous raconter le film. Alors je vais mentionner formellement ce qui m’a le plus plu, à savoir la ponctuation pendant deux heures du récit par de véritables virgules, points, points d’exclamation sonores. Ponctuation de bruits monumentaux de briquets allumés par surprise, de souffles d’expiration dans les colonnes de bangs blanchis des fumées du Léthé, de chargements préventifs de Uzy évidemment, et de mille autres décrépitations inattendues isolées au montage pour hacher le film à l’oreille. Cette grammaire sonore, ne recoupant pas et de loin les cuts à l’image entre deux scènes, scande une diachronie parallèle à celle qui s’étale à nos yeux, une métachronie désynchrone et stressante qui cisaille sans arrêt la narration dans le sens de la largeur. Le soin apporté par le costumier du film à l’assortiment pop des tenues du gang – je n’en dis pas plus – est lui aussi délicieux, très discret sans l’être, comme il sied à l’esthétique atemporelle du Chic. Ah et puis le premier braquage – rien à foutre finalement de vous pourrir le film -, shooté depuis la caisse du « chauffeur » en mouvement, est un très beau geste de réalisation, où la virtuosité consiste à faire de nous, par surprise, des complices dépassés par les événements assis à la place du mort.

une charge contre l’imaginaire même du spring break

La délivrance de la jeune fille américaine est le propos central de ce film hors-champ.

Il s’agit, et je suis sérieux, d’une telle charge contre l’imaginaire même du spring break, sa mythologie, ses cris de joie, que je suis sorti admiratif du travail de marketing totalement cynique et ricaneur de l’agence qui a lancé cette grenade en France. Ils ont rabattu le saumon à coup de grandes affiches de minois suçant des Mister Freeze les cuisses à l’air et le pubis serré dans un timbre-poste, ils ont usé jusqu’à l’outrance de toutes les techniques de la racolade putassière façon film-pas-prise-de-tête-bien-hormonal, et Vlan !, ils ont infligé à cette population-là, précise, qui est cliente du Rien, celle qui est toujours tentée de se perdre, égarée à jamais dans son désert culturel, il lui ont infligé un pack cauchemar-rédemption crépitant sur une B.O. impeccable signée Cliff Martinez & Skrillex.

Ils ont tué le spring break avec Spring breakers. Le spring break est mort. Ils ont peut-être rendu la plage aux amoureux.

Spring Breakers, Harmony Korine, avec James Franco, Vanessa Hudgens, Selena Gomez, Etats-Unis, 1h32.

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5 thoughts on “Spring breakers, délivrance de la jeune fille américaine

  1. Tellement d’accord ! Une ballade sensuelle, divinatoire et transgressive sans but avec une vidéo soignée et son génial. Dommage que tu passes trop de temps à nous raconter tes à priori et pas assez de lignes à la « critique » du film, mais belle critique, je suis tellement d’accord (bis).

    1. En fait je critique autant le Spring break que Spring breakers. Et puis je ne voulais pas griller tout le film. Sinon, dernier argument, je ne cherche pas à rédiger « la critique de film parfaite », je veux au contraire produire des textes un peu baroques, très personnels, qui parlent de films. Il faut les lire aussi comme des nouvelles. Amicalement, M

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