L’info en continu : naufrage du journalisme en images

La petite affaire Iacub / Nouvel Obs l’aura une nouvelle fois montré : le moment est venu de souhaiter, outre une éthique retrouvée de ses acteurs, un sursaut de la presse (on peut toujours rêver), en ligne autant que papier. Non que celle-ci se signale toujours par la pertinence de ses vues mais, entre le moment où la chose est pensée et celle où elle est partagée (publiée, donc), il y a le temps de la réflexion, la possibilité d’une pondération (quelque chose comme une éthique a minima ou, à tout le moins, une méthodologie de la presse), d’une éventuelle mise en débat au sein d’une rédaction. (Christophe Barbier déplorait récemment, sur l’antenne de France Inter, que l’on obligeât Le Nouvel Observateur à publier, sur la moitié de sa Une, le communiqué judiciaire relatif à l’affaire Iacub, arguant qu’il convenait de ne pas infliger à la presse dite sérieuse des traitements réservés aux revues people. La stupeur de journalistes inconscients de leurs dérives, tout étonnés de se voir traiter comme des délinquants ordinaires, a décidément quelque chose d’amusant.)

C’est une tout autre histoire – un état plus avancé de délitement – qui se joue sur i>Télé, BFM et leurs confrères de l’information en continu. Où le relais de fantasmes vaut pour le teasing d’évènements à venir. Où, à force de répétition, le revers des questions « Que faut-il craindre ? » et « À quoi devons-nous nous attendre ? » est en somme : « Qu’allons-nous provoquer ? » Où tout ne relève, en somme, que de l’hystérisation de la communication. La cacophonie provoquée l’an passé par L’Innocence des musulmans et la Une de Charlie Hebdo ? Outre les interrogations passablement absurdes qu’elle aura soulevées, informulées, mais sous-tendant la polémique (« Jusqu’où peut-on aller trop loin ? » La réponse est dans la question : trop loin, précisément), l’affaire n’aura fait que révéler le sens du storytelling desdits médias, dont on ne voit pas très bien ce qu’il pourrait servir, si ce n’est la montée concomitante des fondamentalismes religieux et des discours xénophobes – et, dommage collatéral, l’appauvrissement général du débat.

Oubliée, l’ambition d’accéder, par la réflexion, à quelque chose comme un fond commun de rationalité, et à défaut le simple souci de définir les termes de la question. Le plus agaçant étant sans doute l’injonction faite à chacun de se positionner sur ces débats qui, paraît-il, passionnent les français. La dernière liberté à garantir, c’est peut-être celle de se taire, d’exercer son droit de retrait. Non pas pour renoncer à tout jugement, mais pour en suspendre le rendu, conditionner celui-ci à une lecture dépassionnée des évènements.

i>Télé, BFM et consorts, dealers d’images aux schémas préconçus, constitués en récits prêt-à-montrer (Karabatic reprenant l’an passé le rôle de Strauss-Kahn, le chéri du public, l’incarnation de la France qui gagne, menotté pour une sombre affaire de paris truqués – plus belle sera la chute), arguant que le public a le droit de savoir (mais le droit de savoir quoi, au juste ?), lui promettant de le tenir informé en temps réel. Au temps réel promis par i>Télé et BFM, il est peut-être temps de préférer le temps, non pas feint, mais doté du léger différé de la réflexion. La modernité de l’image se trouve peut-être ici : dans la dénonciation de ses archaïsmes nouveaux.

Peinant ou renonçant à couvrir l’actualité, l’info en continu lui substitue la chronique d’un monde autonome, piochant dans le réel quelques éléments propres à le nourrir. La question n’est donc plus seulement de choisir entre dire n’importe quoi le plus vite possible (a-t-on devancé la concurrence de cinq ou dix minutes dans la révélation d’un scoop ?) et se donner le temps de produire un contenu aux sources assurées, mais plutôt d’évaluer la distance au réel de l’info en général.

L’info en continu fonctionne comme MTV, ressassant à longueur de journée une poignée de contenus. Formidable machine à aplanir l’évènement, au sens badiousien du terme, indissociable bientôt de ses prémisses et échos. On l’a tant annoncé qu’en définitive, c’est à peine s’il semble avoir lieu. Le monde n’y semble pas un ensemble signifiant et habitable. Split screens, images en transparence, mots-clé et bandeaux défilants, jingles et pastilles sonores, villes signalées par des logos clignotants sur les cartes des JT (comme au bord de l’explosion, théâtres d’évènements dramatiques) : il y a toujours quelque chose qui bouge dans le cadre. Stimuler l’attention, telle est évidemment l’unique ambition.

François Hollande pourrait sortir, sortira, s’apprête à sortir du véhicule présidentiel. Nous, spectateurs, sommes tétanisés à l’idée qu’il pourrait se passer quelque chose – ou qu’il s’est passé quelque chose, et que l’onde n’en finit plus de se répandre. Combien d’envoyés spéciaux abandonnés par leur rédaction, à la sortie d’un hôtel, d’un tribunal, d’un ministère (en novembre dernier, au siège de l’UMP), sommés de dire à toute heure que pour l’heure, rien ne se passe, à attendre que quelqu’un sorte, ou passe le nez à la fenêtre, qu’un avocat déclare qu’il ne fera aucune déclaration, qu’une berline aux vitres teintées s’engage sur la voie publique, dans le crépitement des flashes, et dont les reflets n’éclairent que les photographes eux-mêmes ? Envoyé spécial et spectateur, prisonniers d’un effet-miroir – l’un, face à la caméra, l’autre, devant son écran, se regardant en chiens de faïence, et partageant ce constat : il ne se passe décidément rien.

i>Télé et consorts n’approfondissent pas l’information : ils la ressassent ou, au mieux, la déclinent, tâchant d’en extraire un maximum de contenus, quitte à mettre sur le même plan l’anecdote et l’entertainment. Comble du ridicule, une fois leurs mannes en voie d’épuisement (effet secondaire du martèlement de masse, l’audience se lasse bientôt du tweet de Valérie, comme du dernier hit de Rihanna), les médias soucieux d’en tirer un dernier produit dérivé n’hésitent pas à mettre en scène leurs propres dérives. En a-t-on trop fait sur l’affaire DSK ? s’interrogeaient ceux-là mêmes qui, quelque temps plus tôt, seraient allés traquer des traces de semence dans la chambre d’un Sofitel. En a-t-on plutôt qu’en avons-nous, ce on général dont il est aisé de s’exclure, en opposition au nous qui supposerait de reconnaître ses errements. Ou quand l’info s’extrait de son propre cadavre, le contemple et le commente.

Les cafés et les brasseries, certains commerces et transports en commun, diffusent désormais, en plus des antiques programmes musicaux et sportifs, les chaînes d’info en continu. Pour nous délivrer, sans doute, de tout temps mort – à moins qu’il ne s’agisse de nous épargner les désavantages d’une conversation entre amis, ou de l’aiguiller subtilement. Afin qu’à notre tour, plutôt que d’évoquer des questions qui nous seraient propres (intimes ou politiques, peu importe), nous devenions des récitants zélés, nous égarions dans des débats contradictoires aux termes piégés d’avance, nous mêlions à ce buzz où sourd la peur du vide, du plus petit intervalle où pourrait se loger le raisonnement.

Car il reste un vide entre les images. Étonnant que l’industrie du divertissement et de l’information – pourquoi les distinguer plus longtemps ? – ne se soit pas encore attaquée au problème, et n’ait pas entrepris d’économiser à l’esprit humain l’opération consistant à combler ce vide, elle qui, 3D aidant, prétend déjà lui épargner l’effort d’entrer dans l’écran.

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4 thoughts on “L’info en continu : naufrage du journalisme en images

  1. Très bon article.

    Nous voyons bien la même chose mais tu les exprimes de manière limpide.
    Cela me donne envie d’en parler avec toi

    Merci

  2. Très bon texte, à faire étudier aux lycéens, avec l’autorisation de son auteur bien-sûr ! Fait penser à « la civilización del espectáculo » de Mario Vargas LLosa.

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