André S. Labarthe, la danse d’un autre temps

Les jeunes éditions Capricci ont pris, à la fin de l’année dernière, l’excellente initiative de réunir dans un coffret DVD les films à propos de la danse réalisés par André S. Labarthe pour la télévision entre 1985 et 1993. Beaucoup savent que l’ancien critique des Cahiers du Cinéma est l’auteur d’une série de plus de 100 documents sur les cinéastes de son temps – tandis que La danse au travail était jusqu’alors pratiquement inconnue.

Lorsqu’il crée avec Janine Bazin la plus importante émission de cinéma offerte par la télévision française, Cinéastes de notre temps (puis Cinéma, de notre temps), André S. Labarthe choisit de filmer et de faire filmer les cinéastes par leurs pairs. Il fait le portrait de personnalités telles que Bunuel, Ford, Renoir, Lang, Von Stroheim, Bresson, Godard, Kiarostami, Moretti, Lynch, Cronenberg, Hou Hsiao-Hsien, Ferrara, Truffaut deux fois… Et s’attache à se construire cinéaste à travers l’ensemble de ces portraits.

L’affaire est bien différente lorsque le producteur Alain Plagne l’invite à représenter de grandes personnalités de la danse. L’homme n’est évidemment pas chorégraphe, et possède une idée très figée de la danse, dont il ne retient que la forme classique ; sa formule est claire : « Je parle, bien entendu, de la danse classique – celle dont il suffit quelques interprètes hors du commun pour assurer la pérennité.»

Cela mis à part, le style Labarthe est là : un charme désuet porté par la voix de Jean Claude Dauphin, des affirmations poétiques ou engagées en biais. Les cinéastes parlent peu, les interprètes  et les chorégraphes parlent beaucoup. La bande son est très intéressante : en dehors des bruits de rues, la musique des œuvres chorégraphiques est traitée comme un bruit de fond, une ambiance. Il y a aussi ce maniérisme discret, effet de focus hors des corps dansant, attention portée à l’extérieur comme la très belle introduction à J. Neumeier avec des laveurs de vitre à l’ouvrage ou la traversée des rues de Roubaix et Hambourg.

Nous trouvons dans le coffret édité par Capricci, les portraits de quatre personnalités de la danse + une. Les chorégraphes William Forsythe et John Neumeier, les interprètes Sylvie Guillem et Patrick Dupond. Ces quatre-là appartiennent à la danse classique et sont reliés par Labarthe aux grandes institutions : de l’Opéra à Balanchine en passant par le NY City Ballet. Le cinquième portrait est celui du chorégraphe japonais Ushio Amagatsu, l’un des trois maîtres de la danse Butô. Sous-titré éléments de doctrine, sa plus grande qualité est de laisser la parole au chorégraphe, dont la précision de la pensée n’a d’égale que l’exactitude quasi sacrée des gestes. De plus, la pièce Graine de Kumquat, avec ses sept tableaux qui illustrent la chute inaugurale d’une seconde, se prête sans trop en pâtir à un découpage-montage assez brutal.

Quel que soit l’intérêt cinématographique de ces documents, ils correspondent au public auquel ils étaient destinés, et en charrient les attentes. De l’érotisation – « ses épaules, cette nuque, si proche », ou l’interminable plan sur les pieds bandés de la danseuse – à l’essentialisme de la danse, « le spectacle d’un ballet […] le lieu d’une alchimie de corps sans organes où se distille la quintessence de ce que l’on a longtemps appelé l’âme ». De l’éloge de la sueur et des pieds qui raclent les planchers des salles de cours, de la souffrance et de l’endurance à l’écoute des applaudissements sans fin.

Dans le portrait qu’il fait de la jeune Sylvie Guillem, et qui s’ouvre comme une visite à l’Opéra, ce qui frappe d’abord, c’est la mystification un peu forcée de la jeune femme. Pour ceux qui ne la connaissent pas, il s’agit d’une danseuse que Noureev lui-même nomme étoile à 19 ans. Célèbre entre autre pour avoir claqué la porte de l’Opéra de Paris aux règles très strictes, elle a répété Gisèle de mémoire, clouée sur un lit d’hôpital (exemple souvent donné lorsque l’on explique la fonction des neurones dits miroirs). Capricieuse ou résistante, celle qui fut surnommée Mademoiselle Non a un caractère bien trempé. Dans le portrait qu’en trace André S. Labarthe (« une Greta Garbo sans visage ») – elle semble soumise aux désirs des autres, machine à fantasme du supposé masochisme féminin. Dans le texte qui accompagne la publication, on apprend que celle que l’inénarrable Philippe Verrièle désigne comme « la belle » n’a pas apprécié outre mesure le résultat. Peut-être n’était-elle pas prête à un tel degré de chosification. André S. Labarthe cite Hans Bellmer dans sa Petite Anatomie de l’image : « Une jambe n’est réelle que si le désir ne la prend pas fatalement pour une jambe », et ajoute « A plus forte raison une jambe de danseuse ». Tout de même, le désir porte le cinéaste, attaché tant au surréalisme qu’à l’érotisme, à de bien belles images. Une manière délicate de filmer le bâtiment, une trouée lors d’un moment à la barre et de longues plages de danse sans commentaire, l’équivalent de captations filmées (Raymonda dans la version de Noureev, Four Last Songs et In the Middle, Somewhat Elevated de Forsythe, ainsi que La Luna de Béjart), rares dans ces films sur la danse qui les refusent et veulent restituer l’émotion, saisir l’essentiel de la danse grâce à de savants effets de montages

De par la personnalité du sujet, le documentaire sur Patrick Dupond, encore très jeune, prête à sourire. André S. Labarthe se joue du côté cabotin du danseur comme il avait pu le faire pour Jean-Pierre Melville. Le film s’ouvre sur une séance de dédicace après un show digne d’un grand patineur artistique. Puis viennent les rues de Tokyo dans les années 80, le visionnage de bobines filmées lors de sa préparation au concours d’étoile. Le moment où le danseur mordille l’oreille de son chien, ou celui où il minaude devant Alwin Nikolais ou, à Milan, sous les yeux d’Yvette Chauviré, sont de petits moments de joie.

Pour William Forsythe, le rapport est plus lâche, plus distant. Pas de fascination pour les corps à l’image, mais une interrogation sur l’écriture de la danse, comme si, après 4 années de documentaires, cette question apparaissait. L’intérêt est tangible, le rapport juste, le film un tantinet ennuyeux. La technique et les méthodes d’écriture chères à W. Forsythe (traitement de texte, possibilité d’ajouter et de retirer, de travailler à partir d’un matériau déjà employé, usage permanent de la mise en boucle), l’affirmation que tout cela « n’est pas une question de vie ou de mort », colore ce film. Et la grande qualité de ce travail de rapprochement, d’observation après acceptation par le sujet, apparaît : réussi, le film doit ressembler au moins autant à son sujet qu’à son auteur. Bien sûr, nous avons tout de même droit à des phrases off telles que « sa mémoire qui marche comme une mâcheuse de béthel » ou « à l’eau qui dort du miroir de Narcisse, Forsythe préfère les fontaines baroques où l’eau se précipite de bassin en bassin », parce que l’auteur ne s’absente jamais.

Il faut dire que l’on regrette un peu qu’il ne tende pas davantage vers cette belle phrase qui ouvre John Neumeier… : « le travail n’a pas bonne réputation, il n’est pas seulement l’envers du décor, il est le lieu de sa contestation » – ou même, un peu plus tard, cette déclaration d’intention « montrer le travail, c’est mettre le nez où ça pue, le doigt où ça sue, l’oreille où ça grince.» A refuser de donner à voir le résultat du travail d’un autre (par la captation), à refuser de mettre en scène la danse (films de danse) ou même de montrer, suivant l’idéal baudelairien qu’il semble poursuivre, comment le travail de la matière dans le monde d’en bas permet de prétendre à l’idéal, André S. Labarthe voit la danse lui échapper et dresse des portraits convenus, exercices formels parfaitement maîtrisés.

Ré-édition nécessaire, ces films marquent la danse d’un autre temps, ou tout du moins un regard sur la danse, sans référence à une quelconque critique. Encore jeune aujourd’hui, celle-ci n’a sans doute vraiment commencé qu’en 1997 avec la publication de Poétique de la danse contemporaine de Laurence Louppe. Alors, André S. Labarthe fait une série de films sur son regard et son émotion. Un point de vue sans focus qui ne dit pas la danse mais présente certains de ceux qui l’ont faite, dans une illusion de naturalisme parfaite. Un grand moment de plaisir pour les curieux des archives de la danse, dont je suis, et peut-être les apprentis documentaristes.

La Danse au travail, de André S. Labarthe. Editions Capricci.

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