Baltimore, la cité de David Simon

« La télévision nous a transmis le mythe de la traque effrénée, de la course-poursuite, mais en vérité une chose pareille n’existe pas ; (…) Et il n’y a pas de bagarres à coups de poing ni de fusillades à découvert : les beaux jours ou vous appréhendiez un type à coups de poing après un appel pour violence conjugale ou bien faisiez voler deux trois balles dans le feu de l’action d’un braquage de station-service ont pris fin lorsque vous avez troqué les patrouilles pour le commissariat central. »

David Simon, Baltimore, pp.42-43, ed. Sonatine

Pour tous ceux qui gardent un souvenir ébloui des 5 saisons de The Wire, la lecture des presque mille pages de Baltimore vient frapper comme une révélation : bien sûr, l’une des plus grandes séries de ce début de siècle ne s’écrit pas sur un coin de table, au gré d’une inspiration soudaine. Derrière son réalisme cru, la fatale précision de sa géopolitique locale, et la complexité terriblement humaine de ses personnages, il y a des années de recherches documentaires et de travail acharné. Flash-back.

Nous sommes en 1988. David Simon est un jeune journaliste au quotidien Baltimore Sun, section des crimes et faits divers. Son travail l’amène à côtoyer régulièrement les inspecteurs de la brigade criminelle. Cette familiarité avec les officiers de police, ainsi qu’un conflit avec l’équipe éditoriale du journal, pousse Simon à envisager un reportage de longue durée qui l’éloignerait un temps des salles de rédaction. Il demande alors l’autorisation de suivre la brigade criminelle de Baltimore durant un an. Autorisation immédiatement accordée, à sa grande surprise.

Dans son livre, David Simon raconte cet épisode avec un humour particulier, l’humour noir des flics qui, presque chaque matin, boivent leur café devant un cadavre. Au prix de longues heures d’observations, rapportées dans plusieurs centaines de carnets, le journaliste s’est imprégné de l’ambiance parfois pesante, parfois frénétique, qui règne au sein de la brigade criminelle. A l’inverse de la position Gonzo, il s’efface totalement dans l’écriture, au point de ne jamais utiliser la narration à la première personne : il n’y a pas de « personnage » David Simon dans Baltimore. On y trouve par contre les échanges de vannes entre le vétéran Donald Worden et le « bleu » Rick James ; les coups de gueule du solitaire Harry Edgerton ; les blagues potaches du sergent Jay Landsman.

Ce sont eux, les héros de Baltimore : les inspecteurs et sergents travaillant sous la supervision du Lieutenant Gary D’Addario. Chacun d’entre eux est caractérisé avec netteté par Simon, qui restitue la vision du monde particulière et les méthodes de travail de chacun, allant parfois jusqu’à se glisser dans leur tête, le temps d’une réflexion au sujet d’un « détail qui ne colle pas ».

Le livre trouve sa structure dans un découpage temporel précis (le récit débute le lundi 18 janvier 1988 et se termine le samedi 31 décembre de la même année), ainsi que dans le suivi des nombreuses enquêtes qui le composent. L’affaire de meurtre d’une mère de famille par son petit ami dealer sera ainsi conduite jusqu’à son terme, c’est à dire la condamnation du coupable au tribunal : un terme que ne connaissent que 30% des enquêtes environ. Mais celle du meurtre d’une petite fille, crime suffisamment révoltant pour être classé affaire prioritaire durant quelques semaines, sera finalement abandonnée, faute d’indices, à l’obsession de son inspecteur principal.

Baltimore est un reportage qui plaide constamment pour le réel comme réservoir inépuisable à matière fictionnelle : les évènements décrits dans le livre sont tout aussi passionnants que ceux d’un polar. Quant à l’écriture de Simon, elle est à la hauteur du matériau. Il se dégage notamment des dialogues un accent de vérité que l’on retrouvera plus tard dans ses créations télévisuelles, et dont la restitution en français fait honneur à la traductrice. Par ailleurs, certains chapitres marquent l’imaginaire par la richesse et la force des détails accumulés. Mais tout en montrant les qualités d’un véritable écrivain, Simon n’oublie jamais son métier de journaliste, et la noble tâche qui est la sienne : rendre compte, au jour le jour, du fonctionnement d’une société par le prisme d’une institution, en l’occurrence la police. Il décrit minutieusement tous les rouages de la machine judiciaire: la scène de crime, l’autopsie, l’interrogatoire, les statistiques, la hiérarchie et le tribunal, mais aussi les tensions interraciales (inévitables dans une ville où la population – et donc les victimes – est majoritairement noire, et où la police – en tout cas dans les années 80 – est majoritairement blanche), tous ces aspects ont chacun droit à plusieurs pages de description et d’analyse, ingénieusement mises en rapport avec les enquêtes. Mission accomplie : le lecteur referme le livre avec un imaginaire enflammé et une idée assez précise du système judiciaire de l’Etat du Maryland.

Baltimore (titre original : Homicide : A year on the killing streets) est édité en 1991 aux Etats-Unis. Ses nombreuses qualités n’échappent pas à la chaîne NBC, qui s’empresse de produire une série intitulée Homicide : Life on the streets, et sur laquelle David Simon sera engagé comme scénariste pour quelques épisodes ; l’occasion pour lui de se frotter au monde de l’audiovisuel, et de constater que les vérités documentées ne sont pas toujours bien accueillies par des producteurs (Barry Levinson et Tom Fontana) d’abord soucieux de l’efficacité du storytelling. Homicide est cependant une des premières séries dont le tournage s’implante directement sur le lieu de l’action, c’est à dire au beau milieu du ghetto. Simon en rapporte l’anecdote suivante : l’équipe tourne un jour une scène d’arrestation. Une voiture de patrouille et une autre banalisée sont postées au bout d’une petite rue commerçante. L’équipe de tournage a entassé son matériel au coin de la rue, dans l’ombre. Les acteurs qui jouent les deux inspecteurs boivent un café près de leur voiture toutes portes ouvertes. Débarque un jeune gangsta qui sort en courant d’un magasin à l’autre bout de la rue. Apercevant les voitures au dernier moment, il stoppe net et lève les bras au ciel : « Oh, shit !… » Les deux acteurs n’ont alors d’autre choix que jouer leur rôle à fond et de s’occuper du braqueur en attendant la véritable voiture de police qui viendra l’embarquer. En assistant à cette scène surréaliste, Simon se rend compte que c’est précisément ce qu’il veut faire : créer de la fiction dont l’impact serait multiplié par l’apport du réel. Avec son complice Ed Burns, ex-flic de la brigade des stupéfiants et ex-instituteur, il revient au reportage avec The Corner : A year in the life of an inner-city neighborhood (1997, édité en France chez Florent Massot), sorte de pendant « ghetto » à son reportage à la crim’. Il en tirera sa première série en tant que créateur, The Corner, produite en 2000 par HBO.

Deux ans plus tard, The Wire peut être vue comme une synthèse virtuose des deux livres de Simon, présentant à la fois le point de vue des flics et celui des dealers (et plus encore : le point de vue des syndicats, celui des politiques, des profs, des journalistes, des familles…). Lui-même affirme avoir voulu, pendant l’écriture de cette série, débrancher son cerveau de journaliste (l’hémisphère droit ?), pour ne garder en activité que son cerveau de dramaturge (le gauche ?). Selon lui, les évènements décrits dans The Wire ne se sont pas réellement déroulés. Mais à quelques nuances près, ils auraient pu se dérouler, dans le monde que la série nous dépeint, et qui ressemble tellement au nôtre. D’une certaine manière, le travail de Simon consiste en la représentation d’une utopie vraisemblable. Souvenons-nous de l’un des enjeux principaux de la 3ème saison : qu’arriverait-il si une municipalité dépénalisait toutes les drogues ? Simon nous montre le processus intellectuel qui arrive à la conclusion que l’expérience Amsterdam doit être tentée (formidable séquence du sac en papier). Mais il nous en montre également les conséquences, qui ne sont pas forcément celles que l’on aurait imaginées.

Dans l’introduction de Baltimore, Richard Price décrit The Wire comme « un véritable roman russe ». On a pu aussi comparer la série aux feuilletons de Dickens, ou encore à la Comédie humaine de Balzac. Pour notre part, on rapprocherait volontiers Simon des écrivains qui, comme Kessel, ont fait de leurs reportages une matière à fiction. Au-delà de l’éloge, ce qu’il faut retenir de ces comparaisons flatteuses, c’est l’équilibre quasi-miraculeux de cette série, entre vérité documentaire et force dramaturgique, équilibre obtenu par la maturation de plus de dix années d’expériences sur le terrain et de comptes-rendus de ces expériences, dont le point de départ est Baltimore.

The Wire est peut-être la première série dont le personnage principal est une ville, ou, plus exactement, une cité ; et dont l’auteur est, plus qu’un journaliste, plus qu’un dramaturge, l’un des citoyens de cette cité, un citoyen parmi tant d’autres. C’est sans doute cette position d’observateur constant et conscient de sa réalité quotidienne qui donne tant de poids à sa parole.

Baltimore, de David Simon, Editions Sonatine.

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2 thoughts on “Baltimore, la cité de David Simon

  1. Merci François! Eh oui, du boulot comme tu dis. Je ne doute pas que David Chase aie bossé, lui aussi: pour moi The Sopranos et The Wire sont à égalité dans le top des meilleurs séries, c’est à dire celles qui sont parfaites de bout en bout, sans essoufflement.

  2. Très beau texte, qui ne donne qu’une envie : se jeter sur le bouquin!
    Comme quoi, du boulot, du boulot, et encore du boulot… Voilà l’ingrédient de base d’une création originale et pertinente. Le reste (anecdotes, heureux hasards, inspirations, fulgurances et contre-temps) ne vient qu’après, dans le feu de l’action.

    Dans la même veine, David Chase (créateur des Sopranos, qui reste ma série chouchou, même devant The wire) vient de sortir un livre aussi, sur la genèse de sa série.

    Je ne l’ai pas lu, je signale juste.

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