Au temps pour nous : Nouvelle donne pour Chris Marker

Hasard ou non, il n’est pas anodin que la ligne de vie de Chris Marker, né Christian-François Bouche-Villeneuve le 29 juillet 1921, ait pris fin le jour même de son anniversaire, celui de ses 91 ans. Comme si pour cet homme dont le temps, sa perte, sa récupération fut l’un des principaux soucis, sa propre disparation devait moins boucler une boucle que prolonger encore sa recherche, à l’infini. Car si une chose frappa quiconque eut la chance de découvrir de son vivant le travail de Marker (privilégions ce terme de travail à celui de « cinéma », son œuvre ayant très tôt excédé la seule réalisation de films), courts comme longs métrages, livres comme entreprises électroniques (le fameux CD-Rom Immémory, conçu en 1998), c’est un ancrage dans le contemporain comme naturellement voué à remonter aux origines. Celles de nos civilisations, mais tout autant de nos engagements, nos obsessions, nos images mentales.

Ce soucis de la concordance des temps fut la matière même de son film le plus connu, dans tous les cas le plus « populaire », La Jetée (1962), moyen métrage SF structuré intégralement autour de l’alliage de photogrammes et d’une voix off conductrice de la fiction. Un grand film futuriste en noir et blanc, où, si la fin du monde était déjà là (il y est question des lourdes répercussions d’une Troisième Guerre mondiale), un destin singulier se nouait surtout. Celui, tragique, d’un homme porté jusqu’au bout par une vision d’enfance. L’image comme demeure de toutes les projections, celles d’un futur rêvé ou cauchemardé comme celles d’un passé fatalement recomposé. Ce seul film, qui pourtant n’est qu’un infime fragment de l’œuvre pléthorique de Marker, aura au moins permis d’identifier assez tôt ce qui sera dorénavant et jusqu’au bout sa propre projection originelle : le Vertigo d’Hitchcock, film encore récent (1958) dont il ne se remettra jamais.

Mais peut-on saluer Chris Marker en passant sous silence l’attachement de son travail à la rencontre de ce qu’il ne connaissait pas, ses voyages sur des terres porteuses d’échos à sa pensée d’un certain contexte géo-politique. Ainsi, l’homme qui prenait des nouvelles de Paris aux lendemains de la guerre d’Algérie, avec l’immense Joli mai (1962) est aussi celui qui, cinq ans plus tôt, à travers sa Lettre de Sibérie, nous envoyait des nouvelles assez inédites d’un « autre monde », à l’heure du communisme glorieux. Des Statues meurent aussi (1953), moyen métrage cinglant au doux parfum anti-colonialiste, co-réalisé avec ses compères Alain Resnais et Ghislain Cloquet, au Fond de l’air est rouge (1977) ou Sans soleil  (1982), voyages au bout de ses propres visions, circule une même foi dans le potentiel de divagation de l’image et du récit et la vertu critique du montage. Foi ayant fait de lui comme le double fantomatique d’un autre franc-tireur, JLG.

En apprenant le décès de Chris Marker, m’est immédiatement revenu un souvenir très récent. Aux alentours d’octobre 2010, un ami m’invita à l’accompagner dans une escapade ô combien périlleuse : croiser le maître à quelques pas de son atelier de Ménilmontant ! Même pas pour lui parler – comment oserions-nous –, mais juste pour nous garantir son « existence »… et sans doute prendre acte de  notre contemporanéité. Le gag fut que nous l’avons effectivement croisé, après plus d’une heure de guet, mais que n’ayant à notre disposition aucune photo susceptible de nous garantir que ce grand vieillard à la démarche droite, c’était bien lui, ce n’est qu’au terme d’une longue association d’éléments logiques, tels que son entrée dans ce fameux atelier à tête de chat, que nous avons finalement validé notre défi.

Car c’est bien là que je voulais en venir, à cette aptitude qui fut la sienne de ne jamais cesser de produire, des films, des images, des installations, sans jamais chercher à capitaliser sur sa propre légende, de s’adapter aux nouvelles technologies (outre la mise en place de L’Ouvroir, son monde virtuel sur Second Life, il présenta plusieurs de ses vidéos récentes sur You tube, sous le sobriquet de Kosinki) tout en veillant à résister « vaille que vaille » à l’amnésie (Level five, 1996, sublime film où cohabitent remontée à la source des suicides d’Okinawa, à la fin de la seconde Guerre Mondiale, et immersion de Katherine Belhodja dans les confessions de Laura, personnage de fiction adepte des mondes virtuels). Gageons qu’au-delà de notre tristesse, cette malheureuse mise en lumière causée par sa disparition sera surtout la chance, pour les jeunes générations comme les initiés qui l’avaient un peu oublié, d’offrir à cette œuvre hors du temps une toute nouvelle actualité. A second life ? Definitely.

Sidy Sakho

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